texte | John Riccardi          art | Patrick Rocard         musique | David Murphy 
 
  traduction | Bernard Hoepffner    
         
     

         On les prenait en général pour frère et sœur. Tous deux avaient des yeux sombres, lumineux, dans un visage ovale. Tous deux avaient une peau pâle et translucide que contredisaient leurs cheveux bruns, comme si des gènes venus de latitudes insoupçonnées avaient surgi et s’exprimaient dans l’éclat que diffusait leur visage. Bien que n’étant ni grands ni minces, tous deux évoluaient avec une aisance gracieuse, athlétique. Elle était une jeune femme de vingt ans, il avait dix ans de plus. Sa vie émotionnelle à elle dépendait d’un garçon dans un pays lointain tandis qu’il entretenait des attachements plus proches, mais plus chaotiques; et les plaisirs que les unissaient l’un à l’autre étaient fraternels, entrelacés par des confidences réciproques et par la gaieté lorsqu’ils étaient ensemble.

        Elle frappa à sa porte un après-midi ensoleillé, très tôt, ce qui le contraignit à sortir du bain enveloppé seulement d’une serviette. Elle le taquina ouvertement, outrepassa les limites de la prudence. À son tour il la déshabilla. Ils firent l’amour sur un grand lit au soleil et oublièrent l’eau qui coulait. La sonnette les sortit d’un demi-sommeil. La baignoire avait débordé. Ce devait être le voisin du dessous qui s’alarmait. Il se précipita, ferma le robinet, courut s’excuser à la porte. Elle se dissimula sous les draps.

     
     
       
     
       
 
     

       En fait, la personne à la porte n’était pas le voisin. Il se retrouva devant une jeune femme souriante qui lui avait rendu visite quelques jours plus tôt, en compagnie d’un ami commun.

        "Je passais, j’ai pensé que je pourrais monter te voir", déclara-t-elle sur un ton qui correspondait à la chaleur accablante. Puis elle hésita devant son désarroi. Tout à coup, malgré son air décontracté, elle parut perdre son assurance. Il bredouilla un bonjour, signala en bégayant que ce n’était peut-être pas un moment propice et finit par l’énerver. "Bon, mais je peux quand même laisser un message à notre ami?" Constater à quel point il était ridicule, ainsi, à la porte, l’incitait à devenir insistante.

         "Laisse-moi entrer pour que je lui écrive un mot", suggéra-t-elle. Haussant les épaules, il fit un pas de côté pour la laisser passer, la suivit dans la cuisine et lui trouva un crayon. Elle regarda autour d’elle, renifla deux fois et fronça le nez. "Ça se sent", dit-elle. Il agita le crayon.


 
  
  Le Grand Livre 375 | Patrick Rocard  
   
   

           Le message rédigé et la visiteuse inopportune sortie, il alla retrouver sa sœur intime. Elle s’était réfugiée dans la baignoire, où elle tremblait encore. Ils retournèrent dans la chambre à coucher et y campèrent le reste de la journée. Ils devaient rester amants, par intermittence, pendant des années.

 

        Longtemps après, alors qu’ils menaient des vies séparées dans des pays différents, elle lui apprit que cet après-midi-là était la première fois où elle avait connu un homme. Ses yeux se plissèrent tandis qu’elle le lui annonçait, mêlant un instant un sourire rusé à une petite larme.

   
     
   
  Le Grand Livre 341 |    
   
     
   
         


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