TEXTE : john ricciardi     ART : patrick rocard & sarah raphael

MUSIQUE : david murphy  TRADUCTION : bernard hoepffner



     Plier, intercaler et couper. Floc-floc, floc-floc, floc… ma première main aux cartes, distribuée avec une nonchalance étudiée par un oncle qui avait décidé qu’il était temps d’initier son élève attentif au plus magnifique valet de tous les jeux.

    "Ramasse-les. Ne les montre pas." Il m’observait. Est-ce que je me souvenais des combinaisons qu’il avait disposées sur la table, posées en ordre ascendant dont il me faisait réciter la fréquence décroissante? Je compris tout de suite que j’étais tombé sur l’apogée majestueux de l’initiation. Les couleurs étaient toutes noires, d’une grande régularité comme les ailerons d’une bombe.

    "Pas de cartes." Je refermai la main qu’il m’avait donnée, la dissimulai dans ma paume. Mon oncle, dans l’expectative, cligna les yeux de surprise.

   "Pas de cartes", répéta-t-il en faisant la moue devant le joueur novice que j’étais avant de tirer deux cartes pour lui. Il me montra deux paires et une carte sans intérêt.

    "C’est bon; montre-moi." Il les examina d’un œil au sourcil levé. Je laissai tomber la constellation sur la table, cartes ouvertes. C’était une progression parfaite, la plus simple de toutes, à partir de l’as qui représentait l’unité, puis la série des chiffres en points, toutes les cartes marquées de la couleur dominante du jeu: la plus pure et la plus jeune des constellations dans les cieux. Mon oncle siffla, hocha la tête et m’examina de son autre œil.

     "En quarante ans je n’en ai vu qu’une, et certainement pas d’emblée." Il ramassa les cartes puis quitta la table. Il désirait que ma première partie reste exactement comme ça.

    Cet oncle était également présent chez mon grand-père un jour où, dehors, je jouais à lancer un couteau contre la vieille porte à double battant du garage. Un oncle par alliance, ce jour-là il avait accompagné ma tante venue en visite. Poc! Je m’exerçais depuis quelque temps.

   "Tu vois cet endroit?" J’agitai le manche de l’arme vers un point précis alors qu’il passait près de moi.

    "Hm, oui", acquiesça-t-il tandis que, zip, zip, le couteau traversait la cour en tournoyant, chtoc! pour s’enfoncer, pas à proximité, ni vaguement à côté du nœud, mais en plein dans son centre. "Je ne sais pas lequel de nous deux a été le plus surpris", raconta mon oncle à ma tante un peu plus tard.

    Ils avaient élevé des filles, mes cousines pleines d’allant. Nous, les enfants, nous jouions à la cave tandis que les adultes traînaient dans les salons au-dessus. Garçons et filles, nous jouions à cache-cache dans le noir.

     "Des jeux sexuels", telle fut la conclusion de ma mère, et nous l’avions entendue. "Ils se livrent à des jeux sexuels dans le noir là en bas." Sérieux, l’oncle descendit enquêter, alluma brusquement la lumière et vit les enfants qui clignaient des yeux dans divers recoins. Nous poursuivre dans le noir était pour l’instant tout ce que nous avions trouvé. Il frappa à la porte des toilettes d’en bas.

     "Ta famille s’en va. Qu’est-ce que tu fais là?"

     "Un peu de diarrhée", avouai-je.

     "Pfuit! Tu mÕen diras tant", fit-il.

     Même lorsque nous, les cousins, nous étions retrouvés dans les montagnes, les garçons dans une chambre, les filles dans une autre, voir ses filles sauter du lit en chemise de nuit les matins d’hiver, avec leurs œufs sur le plat tendant le tissu léger, n’avait jamais paru l’inquiéter.

    "Vessies bien remplies", grommelait-il dans notre direction, à nous les garçons qui allions pisser, le short légèrement tendu. "À votre âge, tout est bon", telle était son hypothèse.

     Il n’avait pas hérité de gènes équivalents à ceux de la famille de celle qu’il avait épousée. Ses beaux-frères et ses belles-sœurs ont largement dépassé les quatre-vingts ans, la plupart veufs ou veuves. Il s’est éteint à soixante-dix ans, comme presque tous ses enfants.

     Oncle décédé, je sais que tu es mort et bien mort; mais ne pourrais-tu pas trouver un truc pour croiser mon chemin, maintenant? C’est parce que je connais quelqu’un qui a de sacrés problèmes; et afin de pouvoir l’aider j’ai besoin d’un peu de veine, d’un fil qui lui permettrait de sortir d’un labyrinthe de lames de rasoir. Il m’a fallu longtemps pour saisir le lien qui existait entre toi et ma chance. Ce pont a fini par pourrir dans les eaux saumâtres de l’esprit à la manière d’un radeau dont les vieux rondins disjoints se sont enfoncés dans l’eau; mais les nouvelles sont vraiment mauvaises, et elles empirent si vite que je suis à la recherche d’un coup brillant, parfaitement calculé, en plein dans le mille.

© Copyright 2001 Longtales Ltd All Rights Reserved