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les
mots | John Ricciardi
l'art | Patrick Rocard traduction
| gerard petiot |
Un habitant du quartier était sorti de chez lui un matin et traversait tranquillement son jardinet pour aller chercher son courrier qui venait d'être distribué. A moitié endormi et ne se méfiant pas, il faillit être piétiné par un énorme taureau enchaîné à la grille d'entrée, qui soufflait et renâclait bruyamment. L'animal secouait d'un air menaçant son imposante paire de cornes tout en grattant le sol du sabot. Il était là, dans la rue, à deux pas de l'entrée, retenu par une chaîne reliée à un anneau qu'on lui avait passé dans les naseaux. Craignant de voir la fragile palissade renversée et mise en pièces, au cas où la bête se mettrait à charger, l'homme se hâta de faire marche arrière. Revenu sur le pas de sa porte, et n'ayant toujours pas quitté sa robe de chambre, il prit le temps de souffler, lui aussi. La grille d'entrée était la seule issue permettant de quitter la maison, à moins de passer par l'arrière et d'escalader les murs de cour en cour à l'aide dâune échelle. C'est alors que ses enfants firent leur apparition, prêts à partir pour l'école; ils restèrent coi en voyant l'animal qui leur barrait le passage. Les voisins, qui assistaient à la scène, virent l'homme et sa femme, ainsi que leur progéniture, gesticuler, argumenter, vitupérer, et courir en tous sens dans leur jardinet. On ne voyait toujours pas revenir le propriétaire du taureau, qui aurait pu ainsi libérer le passage.
Pour finir, l'homme traîna quelques cageots jusqu'à un coin éloigné de la palissade et là, s'étant hissé au sommet, toujours à distance respectueuse du danger, il souleva chaque enfant l'un après l'autre, et le déposa de l'autre côté. Les enfants trouvèrent cela amusant, les voisins trouvèrent cela ridicule. Les passants, eux, y trouvèrent de quoi nourrir amplement leur conversation. Le pauvre bougre avait des affaires pressantes à régler ce matin-là.
Lorsqu'il se fut habillé et eut, à son tour, escaladé la palissade, il eut la maigre consolation de voir que le taureau n'avait pas bougé d'un pouce mais se tenait tranquille; l'irresponsable idiot qui l'avait oublié là ne serait quand même pas assez fou pour abandonner définitivement un animal aussi précieux. L'homme continua donc son chemin tout en remarquant que les passants qui longeaient le trottoir du côté où se trouvait le taureau ne manquaient pas de faire un large détour. Lorsqu'il revint quelques heures plus tard pour découvrir que le monstre faisait toujours partie du paysage, il n'eut même pas à se donner la peine d'escalader la palissade. Par la fenêtre ouverte, sa femme lui fit savoir que, les choses étant ce qu'elles étaient, sa présence à la maison n'était pas souhaitée et qu'il n'y trouverait pas la paix. Le moment était venu de recourir aux représentants de la loi. Au commissariat de police, on lui prêta une oreille compatissante; ils promirent d'envoyer en temps voulu l'assistance nécessaire.
Le malheureux fut fort peiné lorsque, de retour chez lui pour la seconde fois, il trouva sa femme en train de se chamailler avec un agent de police arrivé sur les lieux avant lui. Le fonctionnaire zélé brandissait avec véhémence un procès-verbal qu'il menaçait de dresser pour troubles et atteinte à l'ordre public. Cette brute en uniforme ne voulait rien entendre. Peu lui importait à qui appartenait le quadrupède, tout ce qu'il savait c'est qu'il était attaché là, à cette grille-là, et qu'il bloquait le passage. N'ayant pas le propriétaire de l'animal sous la main, il avait au moins celui de la grille, qui ferait parfaitement l'affaire à défaut du véritable responsable. Au cas où la voie ne serait pas dégagée quand il repasserait, les personnes présentes feraient les frais des dommages causés.
Pour corser l'affaire, l'agent n'eut pas plus tôt laissé là notre pauvre citoyen indigné, pestant et vociférant près de sa palissade, que le taureau renversa une charrette qui circulait un peu trop près. Celui-ci s'en prit aussi à la boîte aux lettres, qu'il fit tomber et, dans une mêlée indescriptible, répandit sur le sol le courrier qui s'y trouvait encore. Notre homme, déjà injustement traité, fut à deux doigts d'en venir aux mains avec le charretier du véhicule retourné. Fou de rage, il levait le poing tout en repêchant ses lettres dans les flaques de pisse du bovidé; il faillit même perdre l'équilibre en glissant sur une bouse toute fraîche, qui fumait encore. Le mastodonte n'avait pas cessé, pendant tout ce temps, de souffler, gratter du sabot et de secouer la tête en menaçant d'arracher la palissade.
Cherchant à regagner son logis, notre homme déchira du même coup son pantalon. Mais lorsqu'il eut ouvert la première lettre, il lui fallut ressortir aussitôt de chez lui car une affaire urgente, dont il n'avait pu prendre connaissance le matin, nécessitait sa présence. II était déjà très en retard, ce qui allait lui coéter une somme exorbitante.
Revenu devant sa maison, il trouva l'endroit totalement désert. Plus de taureau enchaîné, plus de charrette renversée ni de lettres traînant par terre; tout avait disparu. Même les excréments de l'animal avaient été retirés du passage. Personne ne savait qui avait emmené l'animal. Pas un seul des voisins, pourtant curieux, ne l'avait vu passer et disparaître au coin de la rue. Tout ce qu'on pouvait dire, c'est qu'il était là avant et que maintenant il n'y était plus. Rien ne prouvait d'ailleurs qu'il y ait jamais eu aucun animal empêchant d'accéder à la grille d'entrée. Notre pauvre homme desespéré n'avait rien à montrer pour témoigner de son malheur; pas même la consolation de trouver une différence entre la veille et aujourd'hui. Sa mésaventure finissait comme elle avait commencé; entre le début et la fin, il n'y avait rien. Et tous les torts étaient contre lui.
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