texte | john ricciardi      art | sarah raphael - claudia ricciardi      musique | alastair stout      traduction | michelle tran van khai

 

 



 
Il existe des peintres à l’œil infaillible et qui pourtant tempèrent leur art en optant de propos délibéré pour une exécution légèrement fautive afin de gagner à coup sûr l’approbation d’un client, et chez qui ce compromis avec leur perception fait naître un remords muet. Une certaine portraitiste possédait ainsi, encombrante faculté, une intuition si vive et une telle intégrité du trait que tous ses efforts pour atténuer l’implacable précision avec laquelle elle transposait sur la toile le caractère de son modèle ne suffisaient pas à lui assurer le succès commercial. Ayant des enfants à charge et ainsi gênée par ce monstrueux don d’exactitude, notre artiste recourut à la ruse. Elle entreprit de mettre au point une méthode qui lui permît de satisfaire tout à la fois les exigences de ses clients, de naviguer sereinement sur les redoutables abysses des vaines futilités des femmes fortunées, de combler avec élégance le besoin tacite de réassurance de ceux qui avaient reçu en partage leurs possessions de toute nature en ce monde, et enfin de se soumettre pour un temps à l’emprise psychique d’hommes intelligents qui se sentaient mal à l’aise lorsque le contrôle des choses leur échappait. Elle fit appel aux ressources de la science physique, se documenta sur la chimie des pigments et la structure moléculaire des solvants puis, une fois qu’elle eut maîtrisé l’art de concocter suspensions et précipités, elle se mit de nouveau en quête de commanditaires.

   Elle avait résolu de réaliser deux tableaux en un. Avant de commencer une séance de pose traditionnelle, elle prenait une toile vierge, sur laquelle elle esquissait à grands traits de pinceau toutes les notes, sans exception, de la gamme des sentiments humains qu’elle jugeait présents chez son modèle. Accords étirés à l’extrême, blocs de dissonances et subtiles harmonies menées à leur terme ou dévoyées trouvaient par le biais de sa palette à s’exprimer exactement, et parvenaient à prendre corps entre les extrémités de sa gamme chromatique. Telle était la sûreté de son intuition, si révélateur le détail de ces physionomies projetées dans l’imaginaire, que ces représentations secrètes opéraient une décantation des traits de ses clients ainsi figés, faisant de ces tableaux d’étranges et audacieux jumeaux de la globalité des caractéristiques dont elle les avait déduits. Un soupçon d’avidité dans une joue bouffie devenait la quintessence même d’une abominable cupidité. L’innocence suggérée par la courbe d’une paupière oscillait entre une soumission sereine et une absolue vénération. La moue concentrée qui marquait dans son sillon une bouche naturellement sensible se contractait, creusant de profondes crevasses au-dessus des lèvres, là où le désir avait flambé avant de se consumer. La hauteur altière d’un front venait équilibrer le dôme d’une voûte crânienne et, abritant des facultés intellectuelles enclines à l’abstraction, laissait paraître de l’humilité et une ombre de tristesse dans les plis qui barraient la vaste étendue du front.

     Sur la première couche, l’artiste appliquait ensuite un vernis transparent, dont elle escomptait qu’il résisterait un siècle durant. Au cours des séances de pose ultérieures, elle recouvrait ce fond, y peignant une version quelque peu idéalisée de celui ou de celle dont l’argent lui permettrait de travailler. Les représentations qui apparaissaient sur cette surface rendaient de manière expressive le visage du modèle, d’où avaient été soigneusement bannies les caractéristiques les plus dérangeantes décelées par la vision de l’artiste.

Cela lui valut un succès immédiat et sans précédent, qui ne tarda pas à reléguer l’indigence aux oubliettes. Cet artifice consistant à superposer deux surfaces, s’il n’était pas totalement exempt de duplicité, marqua le début d’une trêve permanente entre le talent de la portraitiste et sa valeur marchande. Le charitable délai d’un siècle avant que les pigments ne se décomposent, révélant le subterfuge, sauvegardait du moins les apparences d’un respect de la déontologie. Mais la malchance peut-être voulut que les compétences de l’artiste fussent moindres dans le domaine de la chimie que dans celui de la peinture.

     Au bout seulement d’un quart de siècle, les portraits couvrant la surface commencèrent à se décomposer. Les impressions qui se dégagèrent ainsi semèrent le chaos dans les nobles domaines ancestraux. Un tollé où se mêlaient indignation et jubilation s’éleva devant le spectacle ainsi abruptement révélé de ces sortilèges secrets. A cette explosion d’hostilité, l’artiste répondit par de larges sourires espiègles et des aveux hypocrites de son incompétence en matière d’alchimie. Pourquoi donc les portraits ne recèleraient-ils pas en eux la dynamique des traits qu’ils sacralisent, et qui pourrait se plaindre de s’être vu remettre deux tableaux au lieu d’un seul pour le même prix ?

Son talent était empreint d’assez de mystère et de profondeur pour déchaîner de troublantes rumeurs, et même pour que se répande comme une traînée de poudre l’extravagante hypothèse que son art faisait intervenir le surnaturel. Nombreux étaient ceux qui estimaient que l’apparition naissante, suintant à travers les couches superficielles de peinture, annonçait la dernière heure de la personne qui se trouvait ainsi exposée au grand jour. La conviction qu’une vision secrète fondamentale était sous-jacente à des traits jadis familiers incitait les modèles eux-mêmes à venir méditer devant les tableaux dans leur cadre, et les accès soudains de maladie, dus à la superstition ou au désarroi causé par la reconnaissance d’une réalité aussi inattendue que dérangeante, n’étaient pas chose rare lorsque les portraits sous-jacents se trouvaient ainsi mis en pleine lumière.

     Une magistrale beauté demeurait néanmoins incarnée dans ceux des portraits qui survécurent à la fureur initiale, avec ses conséquences complexes. Les clients qui laissèrent intactes, afin que des générations successives de leurs descendants puissent les contempler, ces frappantes figurations picturales du caractère auraient peut-être éprouvé une satisfaction certaine en constatant que, tant que la lignée se perpétuait, jamais un portrait ne semblait demeurer stable. Au sein de la progéniture de tel ou tel modèle, il se trouvait toujours un enfant au moins pour remarquer que son empreinte personnelle modifiait l’agencement de la toile peinte et donnait à l’huile des couleurs une configuration nouvelle. Le pouvoir de l’artiste, dès lors qu’on le laissait œuvrer sans faux-semblants en direction de la vérité, était invariablement plus fidèle à la réalité que ne l’eût été une simple vision éphémère.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Copyright 2000 Longtales, Ltd  All Rights Reserved.