
Il
existe des peintres à l’œil infaillible et qui pourtant tempèrent
leur art en optant de propos délibéré pour une exécution légèrement
fautive afin de gagner à coup sûr l’approbation d’un client,
et chez qui ce compromis avec leur perception fait naître un
remords muet.
Une certaine portraitiste possédait ainsi, encombrante faculté,
une intuition si vive et une telle intégrité du trait que tous
ses efforts pour atténuer l’implacable précision avec laquelle
elle transposait sur la toile le caractère de son modèle ne
suffisaient pas à lui assurer le succès commercial. Ayant des
enfants à charge et ainsi gênée par ce monstrueux don d’exactitude,
notre artiste recourut à la ruse. Elle entreprit de mettre au
point une méthode qui lui permît de satisfaire tout à la fois
les exigences de ses clients, de naviguer sereinement sur les
redoutables abysses des vaines futilités des femmes fortunées,
de combler avec élégance le besoin tacite de réassurance de
ceux qui avaient reçu en partage leurs possessions de toute
nature en ce monde, et enfin de se soumettre pour un temps à
l’emprise psychique d’hommes intelligents qui se sentaient mal
à l’aise lorsque le contrôle des choses leur échappait. Elle
fit appel aux ressources de la science physique, se documenta
sur la chimie des pigments et la structure moléculaire des solvants
puis, une fois qu’elle eut maîtrisé l’art de concocter suspensions
et précipités, elle se mit de nouveau en quête de commanditaires.
Elle
avait résolu de réaliser deux tableaux en un. Avant de commencer
une séance de pose traditionnelle, elle prenait une toile vierge,
sur laquelle elle esquissait à grands traits de pinceau toutes
les notes, sans exception, de la gamme des sentiments humains
qu’elle jugeait présents chez son modèle. Accords étirés à l’extrême,
blocs de dissonances et subtiles harmonies menées à leur terme
ou dévoyées trouvaient par le biais de sa palette à s’exprimer
exactement, et parvenaient à prendre corps entre les extrémités
de sa gamme chromatique. Telle était la sûreté de son intuition,
si révélateur le détail de ces physionomies projetées dans l’imaginaire,
que ces représentations secrètes opéraient une décantation des
traits de ses clients ainsi figés, faisant de ces tableaux d’étranges
et audacieux jumeaux de la globalité des caractéristiques dont
elle les avait déduits. Un soupçon d’avidité dans une joue bouffie
devenait la quintessence même d’une abominable cupidité. L’innocence
suggérée par la courbe d’une paupière oscillait entre une soumission
sereine et une absolue vénération. La moue concentrée qui marquait
dans son sillon une bouche naturellement sensible se contractait,
creusant de profondes crevasses au-dessus des lèvres, là où
le désir avait flambé avant de se consumer. La hauteur altière
d’un front venait équilibrer le dôme d’une voûte crânienne et,
abritant des facultés intellectuelles enclines à l’abstraction,
laissait paraître de l’humilité et une ombre de tristesse dans
les plis qui barraient la vaste étendue du front.
Sur
la première couche, l’artiste appliquait ensuite un vernis transparent,
dont elle escomptait qu’il résisterait un siècle durant. Au
cours des séances de pose ultérieures, elle recouvrait ce fond,
y peignant une version quelque peu idéalisée de celui ou de
celle dont l’argent lui permettrait de travailler. Les représentations
qui apparaissaient sur cette surface rendaient de manière expressive
le visage du modèle, d’où avaient été soigneusement bannies
les caractéristiques les plus dérangeantes décelées par la vision
de l’artiste.
Cela
lui valut un succès immédiat et sans précédent, qui ne tarda
pas à reléguer l’indigence aux oubliettes. Cet artifice consistant
à superposer deux surfaces, s’il n’était pas totalement exempt
de duplicité, marqua le début d’une trêve permanente entre le
talent de la portraitiste et sa valeur marchande. Le charitable
délai d’un siècle avant que les pigments ne se décomposent,
révélant le subterfuge, sauvegardait du moins les apparences
d’un respect de la déontologie. Mais la malchance peut-être
voulut que les compétences de l’artiste fussent moindres dans
le domaine de la chimie que dans celui de la peinture.
Au
bout seulement d’un quart de siècle, les portraits couvrant
la surface commencèrent à se décomposer. Les impressions qui
se dégagèrent ainsi semèrent le chaos dans les nobles domaines
ancestraux. Un tollé où se mêlaient indignation et jubilation
s’éleva devant le spectacle ainsi abruptement révélé de ces
sortilèges secrets. A cette explosion d’hostilité, l’artiste
répondit par de larges sourires espiègles et des aveux hypocrites
de son incompétence en matière d’alchimie. Pourquoi donc les
portraits ne recèleraient-ils pas en eux la dynamique des traits
qu’ils sacralisent, et qui pourrait se plaindre de s’être vu
remettre deux tableaux au lieu d’un seul pour le même prix ?
Son
talent était empreint d’assez de mystère et de profondeur pour
déchaîner de troublantes rumeurs, et même pour que se répande
comme une traînée de poudre l’extravagante hypothèse que son
art faisait intervenir le surnaturel. Nombreux étaient ceux
qui estimaient que l’apparition naissante, suintant à travers
les couches superficielles de peinture, annonçait la dernière
heure de la personne qui se trouvait ainsi exposée au grand
jour. La conviction qu’une vision secrète fondamentale était
sous-jacente à des traits jadis familiers incitait les modèles
eux-mêmes à venir méditer devant les tableaux dans leur cadre,
et les accès soudains de maladie, dus à la superstition ou au
désarroi causé par la reconnaissance d’une réalité aussi inattendue
que dérangeante, n’étaient pas chose rare lorsque les portraits
sous-jacents se trouvaient ainsi mis en pleine lumière.
Une
magistrale beauté demeurait néanmoins incarnée dans ceux des
portraits qui survécurent à la fureur initiale, avec ses conséquences
complexes. Les clients qui laissèrent intactes, afin que des
générations successives de leurs descendants puissent les contempler,
ces frappantes figurations picturales du caractère auraient
peut-être éprouvé une satisfaction certaine en constatant que,
tant que la lignée se perpétuait, jamais un portrait ne semblait
demeurer stable. Au sein de la progéniture de tel ou tel modèle,
il se trouvait toujours un enfant au moins pour remarquer que
son empreinte personnelle modifiait l’agencement de la toile
peinte et donnait à l’huile des couleurs une configuration nouvelle.
Le pouvoir de l’artiste, dès lors qu’on le laissait œuvrer sans
faux-semblants en direction de la vérité, était invariablement
plus fidèle à la réalité que ne l’eût été une simple vision
éphémère.