texte»
John Ricciardi    art»Patrick Rocard    musique»Alastair Stout   traduction»Bernard Hoepffner

 


     

     Un homme majestueux conscient qu’il se laissait trop aller aux plaisirs de son palais possédait cependant cette sagesse tranquille qui entraîne à la fois la corpulence et le contentement. Récemment, ce paisible patriarche avait été piégé plusieurs nuits de suite par une scène onirique récurrente au cours de laquelle il était assis devant un banquet de rêve qui lui laissait dans la bouche un goût révoltant à la première lumière du jour. À chaque occasion il présidait un banquet où rayonnaient les visages de ses joyeux invités. Les membres de l’assemblée avaient été choisis pour leur convivialité, la rapidité de leur esprit et surtout pour le goût éclairé qu’ils avaient des plats cuisinés et des vins savoureux. Les membres du groupe partageaient un savoir sybaritique qui frôlait presque, dans certains cas, une gloutonnerie sans bornes. Le banquet avait été organisé pour fêter le demi-siècle de l’hôte, et était organisé autour d’une stupéfiante pièce centrale qui luisait à l’arrière-plan: dans une cheminée gigantesque rôtissait un énorme bœuf, dont toute la carcasse était transpercée par une broche. Des équipes de marmitons coiffés d’un chapeau en papier essuyaient la sueur sur leur visage et tentaient d’éviter les jets de graisse bouillante tandis qu’ils s’assuraient que les immenses flancs tournaient bien au-dessus des charbons ardents.

 

     Le banquet avait été conçu pour surprendre et enchanter par le déploiement d’une intelligence culinaire à une échelle théâtrale. De vives exclamations et des cris chaleureux vinrent encourager les efforts des marmitons quand ils soulevèrent le bœuf embroché et cuit, et le posèrent sur une colossale table à découper. Les encouragements se transformèrent en sifflements et en soupirs d’admiration, en trépignements et en acclamations quand le bœuf, les quatre pattes en l’air, fut coupé en deux et révéla le corps arrondi d’un sanglier dont les pattes courtes dépassaient. Tandis que des steaks de bœuf accompagnés d’un vin vermillon étaient servis, la chair qu’on découpait laissait apparaître un mouton bien gras dissimulé dans la cage thoracique du sanglier. Le mouton lui-même enveloppait la viande tendre d’un chevreau très jeune, qui dissimulait deux cochons de lait. Lorsque les cochons eurent été débités, une nuée de moineaux apparut. Un oiseau par convive, chacun ayant été arrosé par les jus des enveloppes successives. Les convives si choyés, quand on leur eut servi ce dernier plat, s’aperçurent que cette minuscule volaille contenait encore un ultime et inimaginable trésor. Sous les cascades de parfums succulents imbibés d’épices se trouvait un œuf translucide de serpent, aussi souple que le cuir le plus délicat.


     Ici la joie parfaite, transcendante de l’hôte se transforma en cauchemar à l’instant où il porta l’œuf minuscule à ses lèvres. La toute petite vipère qu’il contenait se dressa puis se détendit et enfonça ses crochets dans la langue de l’hôte. Celui-ci s’affala dans son fauteuil et, les jambes en l’air comme celles du bœuf, il expira sur-le-champ.

 

 

   

     Son épouse se servit de ce rêve pour fustiger les habitudes alimentaires de son mari, qui, c’était vrai, avaient coloré son teint et fortement arrondi son tour de taille. Amis, parents et, indirectement, diseuses de bonne aventure, lecteurs mystiques, nécromanciens et mages de toutes sortes se livrèrent à des exégèses sans qu’on les ait sollicités, dont les conséquences éventuelles allaient du pire au grotesque. Le petit bonhomme bien en chair, bien que troublé par la régularité de sa vision nocturne et fort désireux de la voir interprétée, de se voir donner une solution qui l’éloignerait de ses problèmes, se réconforta à l’idée de toutes les années qui lui restaient encore à vivre avant d’atteindre cinquante ans. Il se connaissait suffisamment bien pour ne pas se laisser conduire par des mesures et des précautions tellement sévères qu’elles réduiraient l’appétit qui l’habitait. Il finit par trouver un compromis relativement souple: il pourrait se servir à table autant qu’il le voulait, mais il renoncerait aux digestifs après le repas; dans ses affaires il continuerait à exercer son influence mais il abandonnerait son poste de président; et s’il parvenait à séduire une maîtresse très perverse et déterminée, il refuserait toutes ses faveurs pour n’accepter que ses conseils et ses avis. Pendant les années qui suivirent, il déclina invariablement les honneurs qui lui étaient offerts.

 


     Lors de la célébration de son centième anniversaire, les invités séniles furent conduits jusqu’à leur siège tandis que de jeunes admirateurs assiégeaient leur hôte de questions sur le secret de sa longévité. Il croisa les mains sur son ventre, sourit en montrant ses dents courtes et conseilla à ceux qui l’écoutaient d’éviter de manger des œufs.

 

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