texte | john ricciardi     art | patrick rocard     
     traduction |
michelle tran van khai      musique | alastair stout    

Convaincu de la culpabilité de quelqu'un, certain du bien-fondé de son attitude, un homme ne fit rien pour empêcher qu’un autre fût pendu. Le châtiment du survivant advint ultérieurement : il se trouva contraint de demeurer étendu dans l’espace étriqué d’un lit court et peu profond, et vit ses pieds enfouis et étirés comme des rivières souterraines coulant vers une mer lointaine cependant que ses bras se tendaient derrière lui jusqu’à toucher les montagnes. L’une de ses jambes tressaillait-elle, aussitôt des volcans entraient en éruption, des glissements de terrain enfouissaient dans un bruit de tonnerre des villages alpins, des inondations faisaient des milliers de victimes. A chaque crispation de ses doigts, au moindre frémissement de sa main, des marins étaient emportés au large, des maisons situées sur les côtes s’effondraient, des falaises s’écroulaient sur des habitations. Las de ce carnage et perdant ses forces vives à tenter de rester allongé sans faire le moindre mouvement, il entreprit de lutter contre ses membres pour instiller en eux la paralysie.

Il n’eut pas plus tôt eu raison de sa propre mobilité qu’il vit un œuf à l’aspect parcheminé à l’endroit où auraient dû normalement se trouver les circonvolutions de ses intestins. Des formes pâles à peine visibles à travers la coquille imprimaient à cet œuf les mouvements de la vie, le faisaient bondir et rebondir entre son thorax et son pelvis, chacune de ces secousses déclenchant quelque catastrophe qui s’abattait sur des créatures lointaines. C’tait là une solution inacceptable, d’une cruauté gratuite. Il était impensable que la vertu exigeât le sang de foules si nombreuses afin simplement qu’un seul être ne pût se soustraire au châtiment.Patrick Rocard	| Le Grand Livre 273

Il parvint à force de contorsions à quitter sa couche. Ses membres se brisèrent net tels les carapaces vides de toute substance d’insectes morts dans un trou creusé pour l’hiver. L’œuf, qui était tombé, se fendit, laissant s’échapper des démons qui y avaient germé. Ceux-ci s’empressèrent de dévorer ce qui restait du corps de l’homme. Ce dernier osait encore espérer que les choses allaient s’arrêter là, une fois ce cadavre desséché englouti morceau après morceau. Mais les ténèbres persistèrent alors même que tout le reste avait disparu, et projetèrent la conscience que l’homme avait d’exister dans un néant de couleur ocre grisâtre.

Lorsque la mémoire vint colorer le vide, donnant à la nuée un soupçon d’identité, l’homme se retrouva soudain dans son lit de torture ; il avait de nouveau les extrémités enfouies, invisibles, et de nouveau aussi l’œuf avait pris la place de ses viscères. Mais ce supplice avait cessé d’être terrifiant. L’homme comprit alors qu’il pourrait repasser par le nœud coulant, qu’il pourrait, lui, y introduire mille et une fois la tête plutôt que de se désintéresser de la situation, plutôt que de se faire une seconde fois complice du désespoir en laissant pendre un autre homme.

 

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