musique
Jonathan Cole
traduction
Bernard Hoepffner

a.
La race des géants est terrible et effrayante. Dans leur pays,
le moindre vaste pâturage occupé par des vaches et des moutons
bien gras est sous la surveillance du haut donjon d’un château.
Et ceci parce que chaque géant, bien que se satisfaisant pour
son déjeuner d’un des animaux de son troupeau, a un penchant irrésistible
pour la chair de son prochain. Les jeun es
géants ne risquent pas grand-chose, car ils ont un goût amer et
leur squelette crisse sous la dent. Ils ne sont pas plus intéressants,
culinairement parlant, que ne l’est pour nous une noix verte.
Cependant, la viande que porte les os d’un géant adulte est délicate
et savoureuse. Les os eux-mêmes sont succulents, le sang comble
le palais du gourmet. Les géants qualifient de "mûrs" les adultes
de leur espèce; et un captif de bonne taille peut constituer le
plat principal d’un festin, ou encore s’échanger contre une véritable
fortune. Il est difficile à un adulte de s’aventurer au loin sans
protection. Les lourdes portes des donjons fortifiés sont bien
gardées afin d’écarter les indésirables.
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b.
Telles sont les mœurs des géants, largement partagées par un certain
trio. Le premier du trio était une chose immense en forme de cône.
Il roulait sur une grande boule poilue qui lui servait de pieds.
À ses épaules étaient accrochés des bras pareils à des arbres,
dont les longs doigts noueux
pendaient jusqu’à terre. La tête avait la forme d’un T, et des
lobes charnus et plats devant et derrière lui donnaient l’allure
d’un gourdin. Les yeux étaient enfoncés sous le menton; une bouche
large et noire occupait presque toute la poitrine. On l’appelait
Soufflet car, lorsqu’il parlait, il mettait ses mains en coupe
de chaque côté de sa bouche et la puissance de son souffle faisait
trembler le sol.
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c. Pelote
était le deuxième, le plus petit et le plus rond de tous, et les
paires de jambes et de bras dont il était pourvu étaient interchangeables,
quatre paires de jambes et quatre paires de bras, lesquelles formaient
une couronne lorsqu’elles étaient déployées au-dessus ou au-dessous
de son ventre. Sa tête roulait comme un boulet de canon quand
il marchait, et
il la posait souvent sur le côté pour hurler des ordres tandis
que ses membres frénétiques se mettaient au travail. Le dernier
du trio était constitué d’un terrible mélange. Il y avait de cela
bien longtemps, il avait été trois individus, avant qu’un hasard
bizarre ait fait une seule personne des trois. Leurs têtes formaient
une galimafrée de six yeux tournoyants; les oreilles se déroulaient
en trois pousses de chaque côté; et sous les trois paires de narines
qui s’évasaient en nez, les bouches s’enfonçaient dans le visage
à la manière de cavernes concentriques. Bien que les bras fussent
irrémédiablement emmêlés, chacun d’eux se pliant et se dépliant
devant les autres, les jambes offraient un magnifique spectacle.
Deux des pieds couraient en même temps, tandis que les autres
se repliaient comme ceux d’un cavalier. Ce géant, utilisant ces
jambes les unes après les autres, pouvait maintenir une allure
que personne dans ce pays ne pouvait tenir. Son nom était Smash;
et il avait un talent évident: aucune serrure ne lui résistait.
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d. Ces
trois différents géants avaient décidé de travailler ensemble,
une relation inhabituelle en ce qu’elle perdurait, les parties
ne s’étant pas entre-dévorées; un triste manque d’esprit de corps
mettait le plus souvent fin aux accords de ce type. Les trois
géants étaient co mplémentaires
au sens où chacun d’entre eux trouvait que les deux autres étaient
de tristes sires. Cette entente durable et professionnelle était
fondée sur une répulsion mutuelle. Dans le pays des géants, c’était
ce qui ressemblait le plus à des liens d’estime réciproque. Le
grand Soufflet était le porte-parole du groupe, il négociait selon
quels termes l’intelligent Smash pouvait être consulté, vérifiait
que les règlements étaient effectués et les partageait équitablement.
Il lui arrivait d’empocher un ou deux moutons supplémentaires,
mais personne ne lui en voulait. Le butin était immense, et se
disputer avec Soufflet aurait produit bien trop de vacarme. Pelote
fabriquait les outils dont Smash avait besoin pour ouvrir les
portes selon les spécifications exactes de ce dernier, il avait
également quelques tours dans son sac et il surveillait leur argent.
Le plus souvent, la tête sans tronc de Pelote était posée exactement
à mi-distance entre le travail à faire et la récompense espérée,
tandis que la cohorte de ses membres faisait le boulot. Smash,
quant à lui, se contentait de rêver aux donjons de château qu’il
aurait fallu démolir et laissait les autres se débrouiller avec
le reste.
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e.La
bande aurait fort bien pu continuer à être heureuse et comblée
si Soufflet n’avait pas fini par se montrer insatiable. Il avait
compris que tout géant se conformant aux conseils astucieux de
Smash pouvait s’emparer de moutons par douzaines, peut-être même
d’un géant mûr de temps en temps, alors que leur petite bande
de trois touchait le même salaire modeste quelles que soien t
les captures. Soufflet commença à entraîner le trio dans des raids
à lui, juste pour se faire la main — les géants leur donnaient
le nom d’incursions — et finit par allier le trio à une horde
monstrueuse installée dans les collines. Le butin devint immense
quand la horde, avec l’aide du trio, se mit à piller des propriétés
de plus grande taille. Un accord simple fut alors adopté, qui
dura un bon moment. Si le trio ne parvenait pas à pénétrer dans
un donjon, il n’avait droit à rien et il devait démolir le suivant
sans rien demander de plus que le remboursement de ses frais.
Si le donjon était démoli mais la bataille perdue, les trois n’étaient
pas tenus responsables et ils pouvaient s’emparer de la moitié
de ce qui avait été emporté. S’ils étaient victorieux, ce qui
était très fréquent, tous les trois pouvaient choisir prioritairement
les géants mûrs, vivants ou morts, enchaînés ou tirés au bout
d’une corde, et les échanger le plus souvent contre un sac d’or.
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f. Tant
que les choses allèrent bien, la horde ramassa tout le butin qu’elle
désirait. Ce ne fut que lorsque deux campagnes ou plus se terminèrent
de façon désastreuse que les membres de l’équipe sauvage se mirent
à s’entredéchirer. Le trio veillait à rester à l’écart de ces
exécrables scènes, car il aurait été dommage de perdre une occasion
de dépenser l’or amassé parce que l’on a été dévoré à cause d’un
instant d’inattention. Ainsi les choses auraient-elles pu continuer
pour Soufflet, Pelote et Smash, si les corbeaux des collines,
une troupe peu recomm andable,
n’avaient traversé la rivière à gué à la recherche de pommes épineuses.
Ce qui allait être le catalyseur d’événements aux conséquences
imprévues. Les pommes épineuses sont une autre particularité du
pays des géants. Lorsqu’un géant mûr meurt de sa belle mort et
est couché sous terre, planté en terre, pour ainsi dire, de sa
tombe pousse un arbre robuste qui finit par se charger de pommes
épineuses. Le palais des géants est très peu sensible à tout ce
qui est végétal, mais il se trouvait que les corbeaux étaient
prêts à échanger de lourds sacs de pièces brillantes contre des
seaux remplis de fruits. D’un seul coup, un géant mûr dévoré signifiait
un arbre de moins, un acte irréfléchi, la destruction d’une source
de revenus.
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g.
Comme la germination des pommes ne pouvait
se faire que si les géants mouraient de mort naturelle, de complexes
stratégies d’occupation et de siège remplacèrent rapidement les
stratégies d’attaque brutale et de pillage propres à leur race.
Tous les talents associés à la ruse, comme crocheter les serrures
et affaiblir le mortier, furent très recherchés une fois que les
prisonniers âgés eurent pris davantage de valeur que les cadavres
de ceux qui avaient ét é
massacrés lors des assauts habituels. La renommée du malin petit
trio se propagea à tel point que les corbeaux refusaient de financer
toute campagne de razzias à laquelle le trio à la si grande maîtrise
technique ne participait pas. Ce qui inquiéta la horde qui, avec
raison, craignait de perdre le contrôle de la situation, particulièrement
parce que le glouton Soufflet avait décidé de tout vendre chaque
fois qu’il le pouvait et de gaspiller l’argent commun en repas
qui, à l’époque, coûtaient une petite fortune. Ne voyait-il pas
que le commerce prospérait? La horde proposa au trio de lui donner
une part importante du commerce, à condition que plus personne
ne fasse de festin. "Je mange ici ce qui m’faut sur c’te tas d’l’or",
annonça Soufflet, puis il se demanda: "Quand même, ceux qui sont
contre la horde vont pas traîner longtemps, et plus qu’on les
aide plus qu’eux aussi". "Y a pas de place pour meune avec ceux-là,
martela Pelote. On y jette, on s’en sort, j’m’en vais avec mon
clinquant dans un lieu loin de l’œil." Il tortilla ses jambes,
faisant rouler sa tête sur une couronne de poings.
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h."Le
point, la bourrade, dit Smash, c’est qui faut pousser la horde
à bourrer, tandis que nous craquons d’autres os à plier." Ses
bras s’étaient embrouillés, mais la plupart de ses yeux lançaient
un regard brillant. "Agh, dit Smash en frappant la tête de gourdin
de Soufflet. D’dans ils auront. D’hors nous poussons", cria-t-il.
"Bon câlin, répliqua le géant, gaffe aux doigts. "
"Mort dit", ajouta Pelote. De sorte que les trois renégats jouèrent
une partie assez serrée avec la horde. Ils participèrent avec
entrain aux captures de ce côté-là de la rivière et le reste de
leurs efforts fut consacré à fortifier, pour une grosse somme,
les donjons sur l’autre rive. Lorsque la horde envahit le rivage
opposé, ce qui était inévitable, le trio partit pour d’autres
lieux. Derrière le trio, les défenses astucieusement renforcées
rendirent impossibles les razzias suivantes, tandis que l’or du
petit groupe était devant lui. La horde n’était même pas parvenue
à revenir sur ses engagements ce qui lui aurait permis de faire
un bon repas en se nourrissant des trois. Dans la mêlée, on peut
dire beaucoup de bien des alliances, même si chacun pense que
les autres puent.
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