texte: John Riccardi | art: Sarah Raphael | musique: Jonathan Cole  | traduction: Michelle Tran Van Khai


Escalator - Sarah Raphael

Un cortège militaire dont une chorégraphie précise réglait le pas faisait étinceler le rythme binaire auquel obéit la division fondamentale qui est celle de l’humain : droite, gauche, vienne qui fauche. Ce principe de base constituait l’unique repère d’organisation, et tous les autres mouvements n’étaient que des variantes de rotations effectuées selon un seul et même radiant, s’adaptant à tel ou tel angle ou à une certaine déclivité. Au moment où elles pénétraient dans une habitation, les files symétriques formant une colonne unique rompaient brusquement les rangs à chacun des étages de la maison pour encercler totalement le plan horizontal, cependant que le gros de la troupe continuait à gravir l’escalier. La compagnie se déplaçait dans un silence absolu, passant sans que rien pût l’arrêter à travers les murs et les cloisons divisant l’espace intérieur, puis les files se rejoignaient et reformaient les rangs pour gagner la sortie au pas cadencé..

La plupart des habitants ne prêtaient pas la moindre attention à cette intrusion disciplinée, même si parfois un représentant de la race canine bondissait en poussant un grognement, ou si un spécimen de l’espèce féline traversait une pièce à la vitesse de l’éclair puis grimpait jusqu’à mi-hauteur du plafond en plantant ses griffes dans les murs, son instinct lui commandant de fuir cette invasion. Il arrivait que des enfants à la sensibilité particulièrement développée viennent troubler l’harmonie des pas pesants, rompant ainsi cette avancée régulière, y introduisant ainsi un point de convergence soudain. Parfois aussi, un adulte assez absorbé par sa tâche ou suffisamment plongé dans ses pensées pour être imperméable à n’importe quel raz-de-marée venu de l’extérieur divisait soudain la fatale progression ainsi qu’un rocher dressé à la verticale fend momentanément un cours d’eau avant que le flux ne se reforme en aval. La plupart du temps, le progrès et le retrait réguliers de la troupe de soldats n’affectaient en rien la conscience des habitants, n’influaient nullement sur leurs perceptions, non plus qu’ils ne troublaient leur lucidité.


 

 


De temps à autre, la compagnie mettait à mort l’un des occupants d’une maison, estropiait méthodiquement un dormeur sans méfiance et ouvrait des blessures susceptibles de s’infecter avant de poursuivre leur trajet prédéterminé par le destin. Parfois le devoir exigeait qu’ils encerclent un foyer et exterminent la maisonnée tout entière, à l’exception toutefois des animaux domestiques. Impossible de se défendre contre cela qui ne saurait être connu. Seuls une intense concentration juvénile, ou un oubli total de soi-même chez un adulte étaient parfois susceptibles d’amener les forces rassemblées à modifier le trajet des missions qui leur étaient assignées.


  

Cette brutale mise en coupe réglée de la population remonte au temps où les humains commencèrent à se regrouper en communautés, et ne saurait prendre fin qu’avec la disparition de notre existence grégaire. Il n’en demeure pas moins que les individus qui ont choisi l’exil échappent à cette violence. Aux êtres solitaires, comme à toute créature animée, la vie est ôtée par l’ouverture puis la fermeture de failles dans le temps qui s’élargissent soudain, et tranchent net dans le vif selon le rythme des révolutions planétaires. Cependant, à intervalles très espacés le cortège fatal s’écarte de sa route pour se lancer dans une expédition destinée à étendre son emprise à un être vivant ancré de longue date dans l’isolement. La victime ainsi élue demeure ordinairement insensible à l’honneur qui lui est fait, mais jamais il n’arrive qu’elle soit inconsciente de la présence de la troupe assemblée.


         

 


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