Comme
un défilé de canetons, une petite troupe d’enfants avançait à la queue-leu-leu
dans une rue très animée. Comme cet endroit était dangereux,
les plus jeunes des piétons tenaient fermement la main de leurs aînés,
qui ouvraient et fermaient la marche. Ils
gravirent une côte escarpée, traversèrent un pont puis, lorsqu’ils atteignirent
le contrefort opposé d’une colline, ils se dirigèrent vers une boutique
située en bordure de la route. Ils étaient venus pour décorer des citrouilles.
Les parents de certains des benjamins leur avaient interdit d’y aller,
mais les petits n’avaient pu résister à l’attrait de ces sphères d’un
orange taché de rouille qui s’empilaient dans la remise, des longs bancs
placés devant des seaux de peinture, et
des étagères encore vides qui attendaient devant le magasin qu’on vienne
les garnir.
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Le
propriétaire était un gentil vieux monsieur ; il attribua à chacun des enfants
une citrouille choisie en fonction de sa taille, et donna aux plus
grands de ces apprentis un couteau de cuisine pour découper la chair desdites
citrouilles. Sur
de minuscules fruits destinés aux plus jeunes des volontaires, ils dessina
des yeux comiques, un nez triangulaire et une bouche en forme de banane.
Il laissa carte blanche aux autres ; le salaire serait proportionnel à la
tâche : une piécette pour une tête décorée pas plus grande qu’un pamplemousse,
et une grosse pièce ronde bien brillante en échange d’un travail élaboré
sur un spécimen de taille imposante. Ceux des enfants qui s’étaient vu confier
des citrouilles assez petites furent enveloppés dans des tabliers encore
maculés d’éclaboussures datant des années passées, dans un effort, couronné
d’un succès tout relatif, pour protéger pantalons, chemises, corsages et
jupes. Des pinceaux à poils raides furent empoignés comme des arbres arrachés
à une forêt en pots, plongés dans la peinture et abondamment imprégnés de
couleurs primaires. La surveillance du vieux
monsieur n’était pas nécessaire, et il servait ses clients pendant que de
petits visages se plissaient sous l’effet de l’excitation et que les dents
de lait mordillaient le dedans des joues tant la concentration artistique
était grande.
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Des
citrouilles tachetées de pois comme si elles avaient la rougeole,
des clowns aux yeux à fleur de tête et des bouilles rigolardes à la bouche
largement fendue et aux joues vermeilles firent peu à peu leur apparition
aux côtés des faces en forme de haricot réalisées par les plus jeunes.
La rapidité d’exécution et la dextérité étaient
inégales, mais même les artistes en herbe les plus expéditifs faisaient
une pause de temps à autre avant de se remettre à l’ouvrage pour faire une
retouche, finir d’appliquer la couleur ou concrétiser une idée qui leur
était venue. Aucun, même le plus mercantile d’entre eux, ne participait
à l’opération uniquement par intérêt. Ceux qui étaient munis d’un couteau
à lame plate creusaient des yeux, des nez, incisaient des tatouages. Ils
tailladaient allègrement l’écorce fibreuse autour des bouches dentelées
et des sourires qui laissaient voir des dents proéminentes. Tous les éléments
macabres susceptibles de trouver à s’exprimer sur un volume sphérique étaient
au rendez-vous. Il y avait là des lutins bouche bée ; des vampires au regard
torve ricanaient de derrière des groins largement épatés ; des ogres aux
yeux pas plus gros qu’une tête d’épingle et aux narines réduites à une fente
ouvraient une bouche qui occupait la majeure partie du visage pour mieux
vous dévorer tout cru. Une petite fille eut
l’insigne honneur de se voir octroyer une citrouille qui aurait mérité d’être
primée à un concours agricole en récompense de son œuvre, une princesse-fée
extrêmement élaborée, aux boucles en forme de croissant et dont le sourire
scintillait d’étoiles. |

Une
fois l’après-midi bien avancée, le propriétaire distribua leur dû aux
jeunes artistes pour chacune des œuvres brun roux sorties de leur imagination
qui s’empilaient devant eux. L’équipe des apprentis alla fièrement
poser ses créations sur les étagères devant la boutique, et chacun s’apprêta
à rapporter à la maison les gains qu’il avait empochés.
Au moment du départ, le propriétaire les convia à revenir tous le lendemain
et leur fit de grands signes de la main. Il savait qu’en fait il ne
les reverrait pas, pour la plupart d’entre eux, avant l’année suivante.
Nombreux étaient en effet les parents qui avaient interdit à leurs rejetons
de s’aventurer jusqu’à la boutique, à cause de la circulation sur cette
route, et si par hasard les traces de peinture ne trahissaient pas leur
petite escapade, le tintement des pièces
de monnaie ne manquerait pas de le faire.
Toujours
en file indienne, le troupe d’enfants fit le chemin en sens inverse,
petits points se détachant à contre-jour tandis qu’ils traversaient
le pont dans la lumière à présent plus sombre et plus rouge du crépuscule,
et, quittant la large artère pour rentrer chez eux, sur l’autre versant
de la colline, ils se glissèrent dans les broussailles. Les
plus âgés des garçons précédaient le groupe en courant. Les fillettes
serraient précieusement leur trésor dans le creux de la main. Lorsque
les traînards rejoignirent dans une clairière ceux qui étaient partis
en tête, ils s’arrêtèrent net, perplexes. Des ronces interdisaient l’accès
du sentier qu’ils avaient emprunté à l’aller. Juste au-dessus, on distinguait
les maisons les plus proches. Quel tour
de magie était-ce là ?
L’un
des gamins tira sur la barrière épineuse. Un autre tenta de l’enfoncer
en donnant des coups de pied dedans. Aussitôt
les tiges se redressèrent de toute leur hauteur, formant une sorte de
muraille, pour s’avancer tout droit sur les enfants. De tous les côtés
du vallon, les broussailles qui tapissaient le sol se resserrèrent autour
d’eux, lançant des vrilles pareilles à des langues de vipère, et les
brindilles s’entrecroisèrent jusqu’à former des paillassons élastiques
qui rendaient toute évasion impossible.
Les aînés, plus
courageux ou peut-être plus affolés que les autres, furent les premiers
à tenter de se frayer un passage par la force.
Ils furent aussitôt agrippés par les tiges sinueuses et projetés violemment
contre les arbres, pieds et poings liés, et des branches pendantes aussi
cinglantes que des lanières de fouet mirent leurs chemises en lambeaux.
Les fillettes et les petits restèrent au centre
de la clairière. « Non ! Pas les filles, quand même ! » s’écria une petite
fille en se laissant tomber à genoux, quand elle sentit quelque chose
tirer sur sa robe. « Allons-nous en, allons-nous en tout de suite ! »,
fit une autre d’un ton suppliant. Les cris se turent, laissant la place
aux sanglots, lorsque soudain un arbre immense se coucha sur le flanc
avec un bruit de déflagration, suivi d’un second, puis d’un troisième,
jusqu’au moment où, derrière la masse chaotique des troncs qui s’abattaient
comme des quilles apparut, menaçante, une rangée de dents de pierre acérées.
Ces crocs étaient aussi gros que des rochers et veinés de stries d’une
couleur boueuse. On eût dit qu’un démon
s’efforçait de sortir de terre à coups de dents.
Personne
ne souffla mot ; personne ne fit un mouvement, mais les enfants
sentirent tous leurs propres dents s’ébrécher et se casser l’une après
l’autre. Une fillette se mit à prier
d’une voix plaintive, et au même moment la lune se leva, faisant briller
les pointes aiguës. Quoique la forêt ne fût pas son domaine, la pâle
sphère s’éleva néanmoins au-dessus d’elle, œil glacial et vitreux. Quand
elle vint heurter l’extrémité des grands crocs, un son métallique se
fit entendre. L’une après l’autre, les
aiguilles rocheuses s’écroulèrent sur les arbres tandis que leurs racines
de pierre creusaient dans le sol d’énormes cavités.
Les
enfants s’égaillèrent pour rentrer chez eux à toutes jambes.
L’une des fillettes franchit le seuil de sa maison comme un ouragan,
monta au pas de charge l’escalier qui menait à sa chambre,
et, les tempes battant à se rompre, enfouit
la tête dans l’oreiller. Un certain
temps s’écoula ainsi sans qu’elle pût rien faire d’autre que frissonner.
Ensuite, elle se redressa et s’assit, encore agitée de tremblements,
au bord de son lit. Elle explora l’intérieur de sa bouche du bout
des doigts et de la langue il ne manquait aucune dent. Elle
était vêtue de sa chemise de nuit. Grâce à la belle princesse
magique qu’elle avait réalisée, elle avait eu l’autorisation de
décorer des citrouilles vraiment vraiment grosses avec des enfants
plus âgés. Mais ça, c’était hier. Aujourd’hui on lui avait interdit
de retourner là-bas. Elle alla inspecter le tiroir du haut de
sa commode. Les pièces de monnaie étaient là, au fond ; on aurait
dit des trous ronds. De sa fenêtre,
elle dit que la colline boisée masquait la grande route et la
boutique, mais elle savait qu’elles étaient bien là, derrière.
Elle
fit sa prière c’était la seconde fois ce soir-là puis
posa de nouveau la tête sur l’oreiller. Au
moment où elle s’assoupissait, elle se passa la langue sur les
dents. Il y en avait une qui était
prête à tomber.
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