texte| John Ricciardi        art | Patrick Rocard        musique | David Murphy        traduction | Michelle Tran Van Khai

 

Comme un défilé de canetons, une petite troupe d’enfants avançait à la queue-leu-leu dans une rue très animée. Comme cet endroit était dangereux, les plus jeunes des piétons tenaient fermement la main de leurs aînés, qui ouvraient et fermaient la marche. Ils gravirent une côte escarpée, traversèrent un pont puis, lorsqu’ils atteignirent le contrefort opposé d’une colline, ils se dirigèrent vers une boutique située en bordure de la route. Ils étaient venus pour décorer des citrouilles. Les parents de certains des benjamins leur avaient interdit d’y aller, mais les petits n’avaient pu résister à l’attrait de ces sphères d’un orange taché de rouille qui s’empilaient dans la remise, des longs bancs placés devant des seaux de peinture, et des étagères encore vides qui attendaient devant le magasin qu’on vienne les garnir.

 

     Le propriétaire était un gentil vieux monsieur ; il attribua à chacun des enfants une citrouille choisie en fonction de sa taille, et donna aux plus grands de ces apprentis un couteau de cuisine pour découper la chair desdites citrouilles. Sur de minuscules fruits destinés aux plus jeunes des volontaires, ils dessina des yeux comiques, un nez triangulaire et une bouche en forme de banane. Il laissa carte blanche aux autres ; le salaire serait proportionnel à la tâche : une piécette pour une tête décorée pas plus grande qu’un pamplemousse, et une grosse pièce ronde bien brillante en échange d’un travail élaboré sur un spécimen de taille imposante. Ceux des enfants qui s’étaient vu confier des citrouilles assez petites furent enveloppés dans des tabliers encore maculés d’éclaboussures datant des années passées, dans un effort, couronné d’un succès tout relatif, pour protéger pantalons, chemises, corsages et jupes. Des pinceaux à poils raides furent empoignés comme des arbres arrachés à une forêt en pots, plongés dans la peinture et abondamment imprégnés de couleurs primaires. La surveillance du vieux monsieur n’était pas nécessaire, et il servait ses clients pendant que de petits visages se plissaient sous l’effet de l’excitation et que les dents de lait mordillaient le dedans des joues tant la concentration artistique était grande.

 

 

     Des citrouilles tachetées de pois comme si elles avaient la rougeole, des clowns aux yeux à fleur de tête et des bouilles rigolardes à la bouche largement fendue et aux joues vermeilles firent peu à peu leur apparition aux côtés des faces en forme de haricot réalisées par les plus jeunes. La rapidité d’exécution et la dextérité étaient inégales, mais même les artistes en herbe les plus expéditifs faisaient une pause de temps à autre avant de se remettre à l’ouvrage pour faire une retouche, finir d’appliquer la couleur ou concrétiser une idée qui leur était venue. Aucun, même le plus mercantile d’entre eux, ne participait à l’opération uniquement par intérêt. Ceux qui étaient munis d’un couteau à lame plate creusaient des yeux, des nez, incisaient des tatouages. Ils tailladaient allègrement l’écorce fibreuse autour des bouches dentelées et des sourires qui laissaient voir des dents proéminentes. Tous les éléments macabres susceptibles de trouver à s’exprimer sur un volume sphérique étaient au rendez-vous. Il y avait là des lutins bouche bée ; des vampires au regard torve ricanaient de derrière des groins largement épatés ; des ogres aux yeux pas plus gros qu’une tête d’épingle et aux narines réduites à une fente ouvraient une bouche qui occupait la majeure partie du visage pour mieux vous dévorer tout cru. Une petite fille eut l’insigne honneur de se voir octroyer une citrouille qui aurait mérité d’être primée à un concours agricole en récompense de son œuvre, une princesse-fée extrêmement élaborée, aux boucles en forme de croissant et dont le sourire scintillait d’étoiles.

 

 

 

        Une fois l’après-midi bien avancée, le propriétaire distribua leur dû aux jeunes artistes pour chacune des œuvres brun roux sorties de leur imagination qui s’empilaient devant eux. L’équipe des apprentis alla fièrement poser ses créations sur les étagères devant la boutique, et chacun s’apprêta à rapporter à la maison les gains qu’il avait empochés. Au moment du départ, le propriétaire les convia à revenir tous le lendemain et leur fit de grands signes de la main. Il savait qu’en fait il ne les reverrait pas, pour la plupart d’entre eux, avant l’année suivante. Nombreux étaient en effet les parents qui avaient interdit à leurs rejetons de s’aventurer jusqu’à la boutique, à cause de la circulation sur cette route, et si par hasard les traces de peinture ne trahissaient pas leur petite escapade, le tintement des pièces de monnaie ne manquerait pas de le faire.

 

          Toujours en file indienne, le troupe d’enfants fit le chemin en sens inverse, petits points se détachant à contre-jour tandis qu’ils traversaient le pont dans la lumière à présent plus sombre et plus rouge du crépuscule, et, quittant la large artère pour rentrer chez eux, sur l’autre versant de la colline, ils se glissèrent dans les broussailles. Les plus âgés des garçons précédaient le groupe en courant. Les fillettes serraient précieusement leur trésor dans le creux de la main. Lorsque les traînards rejoignirent dans une clairière ceux qui étaient partis en tête, ils s’arrêtèrent net, perplexes. Des ronces interdisaient l’accès du sentier qu’ils avaient emprunté à l’aller. Juste au-dessus, on distinguait les maisons les plus proches. Quel tour de magie était-ce là ?

 

L’un des gamins tira sur la barrière épineuse. Un autre tenta de l’enfoncer en donnant des coups de pied dedans. Aussitôt les tiges se redressèrent de toute leur hauteur, formant une sorte de muraille, pour s’avancer tout droit sur les enfants. De tous les côtés du vallon, les broussailles qui tapissaient le sol se resserrèrent autour d’eux, lançant des vrilles pareilles à des langues de vipère, et les brindilles s’entrecroisèrent jusqu’à former des paillassons élastiques qui rendaient toute évasion impossible.

Les aînés, plus courageux ou peut-être plus affolés que les autres, furent les premiers à tenter de se frayer un passage par la force. Ils furent aussitôt agrippés par les tiges sinueuses et projetés violemment contre les arbres, pieds et poings liés, et des branches pendantes aussi cinglantes que des lanières de fouet mirent leurs chemises en lambeaux. Les fillettes et les petits restèrent au centre de la clairière. « Non ! Pas les filles, quand même ! » s’écria une petite fille en se laissant tomber à genoux, quand elle sentit quelque chose tirer sur sa robe. « Allons-nous en, allons-nous en tout de suite ! », fit une autre d’un ton suppliant. Les cris se turent, laissant la place aux sanglots, lorsque soudain un arbre immense se coucha sur le flanc avec un bruit de déflagration, suivi d’un second, puis d’un troisième, jusqu’au moment où, derrière la masse chaotique des troncs qui s’abattaient comme des quilles apparut, menaçante, une rangée de dents de pierre acérées. Ces crocs étaient aussi gros que des rochers et veinés de stries d’une couleur boueuse. On eût dit qu’un démon s’efforçait de sortir de terre à coups de dents.

Personne ne souffla mot ; personne ne fit un mouvement, mais les enfants sentirent tous leurs propres dents s’ébrécher et se casser l’une après l’autre. Une fillette se mit à prier d’une voix plaintive, et au même moment la lune se leva, faisant briller les pointes aiguës. Quoique la forêt ne fût pas son domaine, la pâle sphère s’éleva néanmoins au-dessus d’elle, œil glacial et vitreux. Quand elle vint heurter l’extrémité des grands crocs, un son métallique se fit entendre. L’une après l’autre, les aiguilles rocheuses s’écroulèrent sur les arbres tandis que leurs racines de pierre creusaient dans le sol d’énormes cavités.

  

         Les enfants s’égaillèrent pour rentrer chez eux à toutes jambes. L’une des fillettes franchit le seuil de sa maison comme un ouragan, monta au pas de charge l’escalier qui menait à sa chambre, et, les tempes battant à se rompre, enfouit la tête dans l’oreiller. Un certain temps s’écoula ainsi sans qu’elle pût rien faire d’autre que frissonner. Ensuite, elle se redressa et s’assit, encore agitée de tremblements, au bord de son lit. Elle explora l’intérieur de sa bouche du bout des doigts et de la langue il ne manquait aucune dent. Elle était vêtue de sa chemise de nuit. Grâce à la belle princesse magique qu’elle avait réalisée, elle avait eu l’autorisation de décorer des citrouilles vraiment vraiment grosses avec des enfants plus âgés. Mais ça, c’était hier. Aujourd’hui on lui avait interdit de retourner là-bas. Elle alla inspecter le tiroir du haut de sa commode. Les pièces de monnaie étaient là, au fond ; on aurait dit des trous ronds. De sa fenêtre, elle dit que la colline boisée masquait la grande route et la boutique, mais elle savait qu’elles étaient bien là, derrière.

          Elle fit sa prière c’était la seconde fois ce soir-là puis posa de nouveau la tête sur l’oreiller. Au moment où elle s’assoupissait, elle se passa la langue sur les dents. Il y en avait une qui était prête à tomber.

 

 

 

 

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