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[ texte
John Ricciardi ] [ art
Patrick Rocard ]
[ musique Jono Cole ]
[ traduction Bernard Hoepffner ] |
Un
homme riche et intelligent décida de faire un ultime legs à son
neveu. Impossible de dire sil sagissait dune décision
impénétrable ou dun caprice dexcentrique, mais le vieillard
mit un point final à des années de conseils avisés, de dons
avunculaires destinés à la poche de son neveu et délucidations
brèves et humoristiques à propos des pièges qui seraient
tendus sur la route du jeune homme en lui faisant don de possessions personnelles
usées. Dans une chambre dhôtel, un mois avant sa mort, loncle
demanda à sa femme de donner à son neveu, après lenterrement,
une sélection de chaussures et de chemises confectionnées sur mesure.
Vingt paires de chaussures étaient donc arrivées, depuis de caressantes
mules jusquà de sévères chaussures du soir; et dans
un autre sac étaient entassées des chemises dune extraordinaire
variété de coupes et de couleurs qui allaient dune stricte
élégance à des dessins incongrus de félins à
rayures. Bien que le torse du neveu fût assez imposant, il lui manquait
quelques douves pour atteindre la taille du tonneau de son oncle, et les chemises
furent remises dans le sac; mais les pieds du jeune homme navaient quune
demi-pointure de moins que ceux de son bienfaiteur et ce fut avec joie quil
repoussa ses propres chaussures de son placard pour faire de la place à
la masse de chaussures cousues main dont la valeur dépassait de loin tout
ce quil contenait.
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Pendant
quelque temps le neveu ne porta pas les chaussures qui lui avaient été
données; toutefois, le confort de cette généreuse demi-taille
supplémentaire et la douce patine de ces beaux cuirs lattiraient
inexorablement vers son héritage. Telle une race robuste denvahisseurs,
toutes ces nouvelles venues finirent par éliminer les anciens habitants
du placard et par en être les seules occupantes. Le neveu se mit à
choisir ses chaussures selon linspiration du moment, ou selon lactivité
programmée chaque jour. Longtemps il se contenta dun certain sous-ensemble
parmi les vingt paires, les choisissant fines et sportives quand il était
obligé de passer rapidement dune activité à une autre,
pointues et élégantes pour les tournées commerciales tandis
que, les jours de négociation, de luttes hiérarchiques, il chaussait
celles aux formes classiques, robustes et simples. Pendant les premières
années, il lui arrivait rarement de chausser les cuirs les plus sophistiqués,
évitait les peaux de bêtes exotiques, de serpent, de crocodile et
de grands oiseaux austraux, préférant les laisser dans le placard
et faire ressemeler celles quil portait trop souvent.
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Pourtant
ses préférées commencèrent à labandonner,
à endolorir ses pieds en se gauchissant de manière inattendue, en
le serrant, en le comprimant, en meurtrissant ses talons par dinvisibles
protubérances. Il essaya une ou deux fois de jeter une paire devenue
inconfortable, voire même entravant insolemment la marche, mais les retrouvait
chaque fois dans son cabinet de toilette, sauvées par sa femme ou par une
domestique. Il navait personne à qui donner ces chaussures qui, après
des années de bons et loyaux services, refusaient tout à coup de
le servir. Les pieds de son aîné étaient déjà
beaucoup plus grands que les siens; et son plus jeune fils, indifférent
à la mode des adultes, serait sans doute dune taille supérieure
à celle de son frère. Un matin, lhomme jeta une paire rebelle
dans la poubelle devant la maison et le soir, en rentrant, la retrouva posée
sur les marches. Par la suite il se contenta de reléguer dans une malle
toutes les chaussures qui avaient décidé de ne plus saccommoder
à ses pieds.
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Comme
les chaussures de magasin ne pouvaient pas rivaliser avec le confort exquis que
lui procurait le trésor dont il avait hérité, il était
à présent chaussé décailles tannées et
de peaux ayant porté des piquants; mais le choix ne cessait de se réduire.
Lorsquil eut commencé à vieillir, seules trois paires lui
allaient encore: délégantes chaussures à boucle, des
chaussures du soir vernies et des pantoufles un peu rustaudes. Ce quil portait
aux pieds, que le contexte soit professionnel, social ou intime, était
devenu aussi prévisible et constant que la marche de ses affaires et que
la valeur de ses conseils.
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Vint
le jour où les chaussures quil portait au bureau commencèrent
à se rebeller contre les pieds du vieillard. Leur languette se tordait,
elles sincurvaient ou bayaient sur les côtés, elles saffaissaient
et dansaient le long de la couture arrière, là où elles auraient
dû maintenir son talon. Agacé, le vieux monsieur sobstinait
à recroqueviller ses orteils, sefforçait de donner de la précision
à une démarche vacillante et, après quelques semaines defforts
courageux, priva sa société de son fondateur en faisant un mauvais
pas et en tombant dans lescalier.
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Longtemps
après son enterrement, un assortiment de chaussures abandonnées
était toujours entassé au grenier, jamais visité, oublié
dans une malle. Un jour, en cherchant dans un placard, le fils aîné
de leur ancien propriétaire tomba sur un sac qui contenait un lot extraordinaire
de chemises. La première dentre elles, quand il leut passée,
nétait quun tout petit peu trop grande. Elle était extrêmement
douce contre la peau, aussi fraîche quun marbre dans lombre.
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