La bonne le retint un moment
au bas de l’escalier et se lança dans des doléances emberlificotées
concernant le comportement inadmissible de la cuisinière. Sa sœur
l’appela au téléphone pour lui suggérer d’attendre plutôt l’après-midi,
comme cela il ferait le voyage avec elle et les enfants. Après
quoi, la voisine frappa aux carreaux pour lui faire part de la
joie débordante que lui inspirait l’éclat printanier de la journée.
Quand il se tramait quelque chose, son flair était infaillible.
Ce
matin-là, nulle ruse subtile, nul soyeux tentacule ne saurait
le piéger. Il s’était déchargé de diverses tâches de bureau afin
de se rendre libre plus tôt pour le week-end. Dans un sac de voyage,
des affaires personnelles indispensables montaient la garde depuis
la veille au soir. Rien ne l’empêcherait d’aller s’installer à la
place qu’il avait réservée dans le rapide pour la province.
La première des chaussures-voitures, il la
vit à l’instant même où il franchit le seuil de sa porte. Ce n’était
pas une voiture qui se donnait de faux airs de chaussure, mais bien
un objet mobile à la carrosserie de cuir et aux coutures soignées
qui avait les dimensions et l’aspect d’une automobile qui aurait
été pourvue d’une semelle, d’un bout, de piqûres sellier, et, comble
de l’absurde, d’un embrouillamini de lacets en guise de moteur.
Non seulement se trouvait au volant d’une chaussure un conducteur
que cela n’émouvait nullement, mais de surcroît les arbres qui ombrageaient
le trottoir ressemblaient à s’y méprendre à des tringles de penderie
feuillues, et les réverbères mais oui, aucun doute n’étaient
autres que de longues chemises de fine mousseline aux poignets à
revers. Plutôt que de tenter de tourner les talons, il tâtonna à
l’aveuglette dans son dos pour soulever le loquet et se réfugier
dans ses pénates. Il comprit que les choses se corsaient lorsqu’il
sentit sous ses doigts, au lieu du cercle de laiton familier de
la poignée, un gros bouton de culotte. Sans crier gare, son esprit
avait disparu dans un maelström ; néanmoins, même cette mésaventure
n’allait pas l’empêcher d’aller prendre son train.
Une fois dans son salon, il fulmina. Au
lieu de sièges, il vit de très grandes chaussettes raides et guindées.
Le canapé et les coussins avaient été remplacés par un vaste soutien-gorge
aux bonnets d’une taille impressionnante. De luxueux sacs à main
en crocodile tenaient lieu de tables basses, les tapis étaient
selon toute apparence des pull-overs à motifs jacquard et des
cardigans déformés, et les lampes avaient un haut froncé comme
des culottes de femme avachies. Au mur, au-dessus d’une cheminée
dont le manteau était fait d’un porte-jarretelles, étaient accrochés
en guise de miroir des bas de soie. Son nécessaire de voyage n’était
plus qu’un simple fichu plié avec un art consommé, un simple nœud
tenant lieu de poignée. Étant donné la tournure critique des événements,
il faudrait bien s’en accommoder.
Son baluchon dans les bras, il héla un brodequin-taxi.
Le spécimen en question de l’industrie de la chaussure était enduit
de cirage noir brillant, et son rayon de braquage était extrêmement
réduit. A l’intérieur, la puissante odeur de moisi de la peau tannée
vous prenait à la gorge. Il abaissa l’un des rabats de cuir du côté
pour aérer un peu l’atmosphère.
« A la gare, s’il vous plaît… » Plutôt périr
que de céder à son envie de faire remarquer la moindre incongruité
à ce chauffeur, qui
d’ailleurs avait tout l’air d’un roquet hargneux. La circulation aurait
comblé les vœux les plus fous d’un fétichiste du pied. Des chaussures
fines et reluisantes de mafioso sicilien faisaient
ronfler leur moteur à côté de richelieus très collet monté ; de confortables
trotteurs à talon carré dépassaient en crachotant des escarpins de
facture classique ; des tennis à l’allure peu recommandable hoquetaient,
lâchant des gaz d’échappement noirs comme de la suie. Un talon aiguille
époustouflant suscita un éphémère intérêt, et par ailleurs la température
clémente avait fait sortir prestement du garage une ou deux sandales
sans lanières.
« C’est bien ma chance ! »
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se dit notre homme, rongeant son frein
dans cet embouteillage. Un sabot de livraison de lait se trouvait
pris en sandwich entre un bus-botte de caoutchouc rouge vif et
un poteau téléphonique qui était en fait un poteau de corde à
linge. « Grotesque ! » pesta-t-il. Il voulut mettre la main dans
sa poche, mais voilà que son pantalon était animé de mouvements.
Chacune des fibres de tissu qui couvraient son corps était dotée
d’une vie propre. Ce n’était vraiment pas le moment de mettre
les mains dans un endroit où rien ne disait qu’il pourrait les
récupérer. Les vêtements du chauffeur se contorsionnaient sur
la banquette avant sans que le type pipe mot pour autant. Les
feux de circulation arboraient des pendants d’oreille qui tressautaient
; comment était-il possible d’interpréter le sens de la signalisation
? Et pis encore, la chaussée était pavée de cravates à pois
dans l’artère principale, à motifs cachemire au coin de la rue.
Il ferma les yeux.
- « Nous y v’là, m’sieu ! Gardez la monnaie ! »,
fit-il. Enfin, la gare se dressait au-dessus de lui de toute sa hauteur.
L’horloge centrale était une perruque en crin de cheval, et des baleines
de col indiquaient l’heure. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il
trouva le bon quai, jeta sur le train un bref regard, et déclara forfait.
Les wagons étaient des coquillages en pâte feuilletée enfilés bout à
bout. La locomotive était apparemment une boîte métallique contenant
du maïs grillé, d’où dégoulinait du beurre salé gras qui se répandait
en flaques sur le ballast. La seule vue de la voiture-bar, il le savait
d’avance, le ferait vomir. Il s’assit sur un chapeau melon qui faisait
office de banc. Des rails en sucre glace suivaient les méandres de la
voie de garage pour aller se perdre dans la pénombre. D’énormes miches
de pain servaient de traverses.
Il aurait encore largement le temps d’aller à
pied jusqu’à chez sa sœur. Ils partiraient ensemble pour la campagne
dans ce qui pouvait bien se trouver dans son garage, dieu seul savait
quoi sans doute une chaussure de gymnastique. La tête basse, profondément
abattu, sentant les jambes de son pantalon qui grimpaient et redescendaient
de leur propre initiative le long de ses tibias, il soupira. Il y a
des jours comme ça où il vaut autant baisser les bras.
texte | john
ricciardi art
| patrick rocard
musique | jason
lai traduction | michelle
tran van khai

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