texte | john ricciardi    art | patrick rocard   
traduction | michelle tran van khai    musique | alastair stout   

Ainsi que dans toute évasion sans précédent, les obstacles les plus redoutables venaient de l’intérieur. Il se débattait furieusement dans il ne savait trop quoi une coulée de boue, des sables mouvants, de la vase ou pire encore. Il ne voyait absolument rien. Dès qu’il restait un instant immobile, il s’enfonçait, suffoquait, et devait se donner de grands coups sur le crâne pour maintenir son corps à la verticale dans le courant. Lorsqu’il se mettait sur le dos, les membres écartés, de grosses branches d’arbre, à moins que ce ne fussent des pattes d’animal, l’agrippaient par les poignets. A chaque fois qu’il se retournait sur le ventre pour avancer à la brasse, des protubérances râpeuses comme des mâchoires de mante religieuse ou des sangsues dotées d’une langue tentaient de s’introduire dans sa bouche. Il dansait comme un bouchon sur l’eau, donnait force coups de pied, s’étouffait, faisait des moulinets désordonnés dans l’épais liquide noir et poisseux qui lui piquait les yeux, lui obstruait la bouche, les narines et les oreilles et l’aspirait obstinément vers le fond tandis que tous ses sens lui hurlaient de capituler, de se laisser engloutir.


 

Jamais personne ne gagnait la liberté, chacun l’un après l’autre coulait à pic sauf lui. Il pouvait rouler sur lui-même dans l’immonde substance, atteindre l’endroit où le courant exerçait une force d’attraction plus grande, se rapprocher toujours un peu plus du cœur rapide du fleuve ; il pouvait filtrer sa respiration entre ses dents serrées, tandis que la pression faisait littéralement exploser ses poumons et que ses côtes étaient sur le point de se rompre ; il pouvait asséner de violentes claques au diabolique brouet avec ses os qui menaçaient de voler en éclats. Le courant s’acharnait comme une banshee. Il se débattait juste au-dessous de la surface comme une mouche qui essaierait de battre des ailes alors qu’elle est prise dans de la résine. Ayant mal évalué la distance à franchir, il heurta violemment de la tête la rive opposée et coula. Se frayant désespérément un passage dans le noir, arrachant de gros blocs de terre de la berge avec les pieds et les mains, il finit par s’extraire avec un effort inouï de la vase gluante et se hissa sur la rive.

A l’intérieur de son corps affalé en tas, son pouls faisait résonner un tambour assourdissant. Il perçut, au-delà du vacarme, le son plaintif et strident d’un essaim d’insectes, et sentit les piqûres au moment où la nuée se posa sur lui. Mais il n’avait pas pensé un instant qu’ils allaient s’abattre ainsi en vagues successives, comme des couvertures vivantes, le contraignant à se mettre debout sous peine d’être écrabouillé sous cette inimaginable accumulation de douleur. Il s’éloigna en courant comme un fou de ce lieu où il avait le sentiment que la rivière se collait à son dos telle un succube, perdant en route cette vivante peau étrangère tandis qu’il traversait en titubant des trous d’un noir d’encre dans le sol et heurtait de plein fouet d’invisibles contreforts. Les poings tendus loin devant lui, la bouche ouverte, les yeux clos, il se cognait sans arrêt les orteils, avançait la plante des pieds collée au sol, trébuchait sur des rochers et poursuivait ainsi son chemin comme un homme ivre, toujours plus loin, sans fin. Ses inspirations se faisaient plus brèves, comme mesurées par une règle graduée qui fût en train de se sectionner aux deux bouts. Son esprit lui semblait un petit point rouge dans son crâne, alimenté par son cœur et ses poumons qui pompaient l’air et le sang dans l’obscurité. Avec pour seule compagnie l’atroce souffrance et l’élan éperdu de la fuite, il affrontait les ombres et les forces invisibles qui tentaient de le dissuader de poursuivre son chemin.
 
 


Patrick Rocard | Les jardins de Gordon Sabatos



Patrick Rocard | Les jardins de Gordon Sabatos

 

 

Soudain, il n’y eut plus que le froid et le tintamarre intérieur. Le sol sous ses pieds était plat et uniforme. Au bout de quelques pas à l’aveuglette, ses doigts et sa joue vinrent heurter une paroi verticale abrupte. Aucun angle saillant n’entamait la perfection de cette ellipse qui ne présentait aucune aspérité. Sous ses ongles, il ne trouva pas la moindre prise. Il longea la paroi en tâtonnant, paume des mains en avant ; il irait jusqu’à l’infini s’il le fallait, il n’en avait cure, jusqu’au moment où, sous l’effet du froid mordant, ses jambes se déroberaient sous lui. Bientôt, il ne sut plus où il en était et perdit toute notion de la distance correspondant à ses bras étendus. La mesure de la chaleur de son corps qui allait diminuant comme le sable s’écoulant dans un sablier serait à elle seule l’horloge qui marquerait les limites de cette exploration. La vaine répétition des gestes l’affaiblissait autant que l’auraient fait des articulations démises, et le sifflet du temps qui s’amenuisait de plus en plus était cruel. Gagné par l’ankylose, mortellement engourdi, il continua à se traîner comme les heures elles-mêmes.

Alors que, maintenant à genoux, il progressait sur le côté de la falaise, le corps plaqué contre la masse monolithique, il perçut soudain le bruissement de sanglots qui n’étaient pas les siens. Il découvrit, dans la paroi dure, une colonne tendre où évoluaient des formes, une cascade d’âmes. Il grimpa en prenant appui sur ces formes entraînées vers le bas, et réussit en se débattant et en décochant force coups de pied à s’arracher à leurs efforts frénétiques pour l’agripper. Il n’avait plus aucune notion de la vitesse à laquelle ces âmes s’écoulaient, en dessous de lui ; il aurait tout aussi bien pu gravir la hauteur de deux corps qu’une montagne.


 

C’est alors seulement qu’il entendit, couvrant les gémissements et les soupirs, un effroyable grognement au-dessus de lui. Il n’y avait toujours pas la moindre lumière qui pût le guider, simplement une modification de l’inclinaison de la pente qu’il gravissait. Il avait atteint le bord du précipice. Le grondement féroce l’environna comme une nuée. L’une de ses mains fut broyée dans un brûlant étau de dents. La seconde fut happée par une autre gueule. Des mâchoires colossales se resserrèrent autour de sa tête, engloutirent tous les traits de son visage, et se refermèrent sur ses tempes. Il battit frénétiquement des jambes sur la surface houleuse du fleuve, bourrant l’eau de coups comme si ses membres inférieurs eussent été des pistons faisant tourner une énorme bûche. L’atroce douleur des morsures qui lui lacéraient la chair eut raison des ultimes vestiges d’énergie dans ses jambes.

Malgré tout, il se hissa sur la terre ferme et s’enfouit sous le ventre de son ravisseur. La tête prête à exploser, les bras coincés derrière son dos, il rampa et se contorsionna pour parcourir la dernière petite parcelle de terrain qu’il pouvait encore conquérir avant que les ténèbres ne s’emparent de lui. Le sol se déroba sous son torse ; il bascula ; l’étau qui enserrait ses membres supérieurs se desserra brusquement. Nu et hébété, il se laissa glisser comme du gravier le long d’un lit de petits galets. On eût dit qu’un store avait été baissé derrière lui, une page tournée, un coin de rue franchi. Cela faisait longtemps que tout espoir était anéanti. Ses yeux le brûlaient, sa vision était floue, mais soudain il y eut assez de lumière pour qu’il puisse entrevoir une mince lamelle vacillante, argentée, un soupçon d’horizon.

 

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