Le garçon n’avait que huit ans et passait ses
journées en compagnie des fermiers du voisinage. Sa famille
était venue s’installer dans une maison à la campagne
où elle pourrait survivre tant que les troupes étrangères
occuperaient le territoire national. La nourriture était
abondante, mais il y avait peu d’enfants.
Les
fermiers voisins étaient devenus les amis du garçon; et
vivre dans la maison en pierres du grand-père n’était
pas si mal, excepté les punitions. Même à son âge, il
sentait que les motifs avancés pour le punir étaient insuffisants,
savait que les raisons de ses parents étaient superficielles,
étaient arbitraires, qu’elles prenaient prétexte presque
avec avidité des méchancetés ou des affronts étourdis
envers sa sœur, qu’il se mit à détester. Les punitions
étaient cruelles et étranges parce qu’elles restaient
inexplicablement en suspens. De lourdes sanctions étaient
annoncées, différées et mises de côté et ne seraient appliquées
que plus tard, un jour donné. "Tu seras enfermé dans ta
chambre dans deux jours", lui disait-on. "Mais pourquoi
pas maintenant, criait-il, pourquoi dans deux jours?"
Non, il serait enfermé une matinée ou un après-midi et
une soirée, parfois davantage, seulement au moment prévu.
Une fois il fut enfermé deux nuits et une journée dans
la salle de bains, mangea ses repas sur le lavabo et dormit
dans la baignoire. Il ne pouvait pas savoir que ses parents
combattaient dans la résistance, que la maison de son
grand-père offrait une étape aux prisonniers évadés et
aux aviateurs dont l’avion avait été abattu, que les fermiers
de la région s’étaient par trop habitués aux compromis,
avaient gagné trop d’argent en faisant des affaires avec
l’armée d’occupation pour qu’un petit garçon puisse leur
parler des visiteurs hébergés dans la maison de son grand-père.
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Des
années plus tard, il combattit pour son pays dans encore
une autre guerre, à la tête de cinquante hommes de son
âge, la prudence était son arme principale. Il encerclait
les villages qu’on lui avait demandé de prendre, prévenait
les habitants bien à l’avance, ne laissait derrière lui
que des ruines, parmi lesquelles ses soldats fouillaient.
Aucun de ses soldats ne fut tué. Plus tard, il revint
dans la capitale de sa nation et fit la cour à une belle
jeune fille. Sa demande en mariage fut refusée catégoriquement
par les parents, qui ne donnèrent jamais leur consentement
mais furent obligés d’accepter quand ils apprirent que
leur fille était enceinte. Leur union fut bénie et ils
eurent des enfants; mais telle une condamnation suspendue
pendant dix ans puis exécutée subitement, une maladie
incurable se déclara chez leur fils aîné, entraînant l’enfant
dans la mort en quelques semaines.
Son mariage se délita. Il commença par masquer sa solitude avec de vains
vagabondages, puis avec des liaisons stériles et, pour
finir, toujours ballotté sur des mers internes, revint
vers sa femme. Il mâchonnait les minutes sur des mégots
de cigarettes, enfil
ait
ses heures sur le fil mince de l’alcool. De temps en temps,
au milieu de son visage terreux, son regard paraissait
lucide. Son corps résista du mieux qu’il pouvait aux attaques
du poison, maigrit, se tordit avant de finir par succomber.
Il frôla le vide sur un lit d’hôpital, fut considéré comme
perdu, tous ses organes vitaux hors service. Son état
lui interdisait même l’oubli anesthésique, et seule l’hallucination
était un palliatif à son agonie.
La douleur et le délire
traversèrent son corps pendant dix jours. Son fils aîné
était à nouveau en vie, et tremblait dans la maison de
son grand-père. Les fermiers gisaient, morts, parmi les
ruines fumantes que fouillaient les soldats. Il suivit
la progression de sa femme à la voix, la poursuivit jusque
dans un salon plein de monde où elle dictait un texte
dans une langue étrangère à un employé affalé sous une
chaise. Chaque jour, à son chevet, son deuxième fils lui
lisait les nouvelles, récapitulait les inconstances de
la politique, les tendances de la bourse et les résultats
sportifs. Pour toute récompense, le garçon obtenait seulement
le silence de l’homme dans le coma, presque le cadavre
d’un père dans la salle de réanimation. Soit un barreau
plus haut sur l’échelle du karma, soit des bribes tombées
de la bourse du hasard, soit le dur marchandage du péché
originel, ces dix derniers jours furent une expiation
finale. Le patient échappa aux serres de la mort pour
émerger dans un monde gris monotone et cendreux.
Des mois plus tard,
l’activité mentale commença lentement à se déliter, des
touches de couleur glissaient à la périphérie de sa vision.
Il possédait à présent la dignité, la gravité de celui
qui est au-delà de tout jugement. Il faut dire pour lui
rendre justice que, lorsque lui furent offerts les vastes
espaces de la liberté, il prit place dans le cercle de
la vertu. Enfin marqué par l’immunité, il choisit la voie
de l’honnêteté, du mieux qu’il pouvait.