texte : john ricciardi   art: sarah raphael   musique: david murphy   traduction: bernard hoepffner

 

      Le garçon n’avait que huit ans et passait ses journées en compagnie des fermiers du voisinage. Sa famille était venue s’installer dans une maison à la campagne où elle pourrait survivre tant que les troupes étrangères occuperaient le territoire national. La nourriture était abondante, mais il y avait peu d’enfants. Malice | Sarah RaphaelLes fermiers voisins étaient devenus les amis du garçon; et vivre dans la maison en pierres du grand-père n’était pas si mal, excepté les punitions. Même à son âge, il sentait que les motifs avancés pour le punir étaient insuffisants, savait que les raisons de ses parents étaient superficielles, étaient arbitraires, qu’elles prenaient prétexte presque avec avidité des méchancetés ou des affronts étourdis envers sa sœur, qu’il se mit à détester. Les punitions étaient cruelles et étranges parce qu’elles restaient inexplicablement en suspens. De lourdes sanctions étaient annoncées, différées et mises de côté et ne seraient appliquées que plus tard, un jour donné. "Tu seras enfermé dans ta chambre dans deux jours", lui disait-on. "Mais pourquoi pas maintenant, criait-il, pourquoi dans deux jours?" Non, il serait enfermé une matinée ou un après-midi et une soirée, parfois davantage, seulement au moment prévu. Une fois il fut enfermé deux nuits et une journée dans la salle de bains, mangea ses repas sur le lavabo et dormit dans la baignoire. Il ne pouvait pas savoir que ses parents combattaient dans la résistance, que la maison de son grand-père offrait une étape aux prisonniers évadés et aux aviateurs dont l’avion avait été abattu, que les fermiers de la région s’étaient par trop habitués aux compromis, avaient gagné trop d’argent en faisant des affaires avec l’armée d’occupation pour qu’un petit garçon puisse leur parler des visiteurs hébergés dans la maison de son grand-père.

 

Afternoon in the Park | Sarah Raphael      Des années plus tard, il combattit pour son pays dans encore une autre guerre, à la tête de cinquante hommes de son âge, la prudence était son arme principale. Il encerclait les villages qu’on lui avait demandé de prendre, prévenait les habitants bien à l’avance, ne laissait derrière lui que des ruines, parmi lesquelles ses soldats fouillaient. Aucun de ses soldats ne fut tué. Plus tard, il revint dans la capitale de sa nation et fit la cour à une belle jeune fille. Sa demande en mariage fut refusée catégoriquement par les parents, qui ne donnèrent jamais leur consentement mais furent obligés d’accepter quand ils apprirent que leur fille était enceinte. Leur union fut bénie et ils eurent des enfants; mais telle une condamnation suspendue pendant dix ans puis exécutée subitement, une maladie incurable se déclara chez leur fils aîné, entraînant l’enfant dans la mort en quelques semaines.

       Son mariage se délita. Il commença par masquer sa solitude avec de vains vagabondages, puis avec des liaisons stériles et, pour finir, toujours ballotté sur des mers internes, revint vers sa femme. Il mâchonnait les minutes sur des mégots de cigarettes, enfilNutcracker | Sarah Raphaelait ses heures sur le fil mince de l’alcool. De temps en temps, au milieu de son visage terreux, son regard paraissait lucide. Son corps résista du mieux qu’il pouvait aux attaques du poison, maigrit, se tordit avant de finir par succomber. Il frôla le vide sur un lit d’hôpital, fut considéré comme perdu, tous ses organes vitaux hors service. Son état lui interdisait même l’oubli anesthésique, et seule l’hallucination était un palliatif à son agonie.

      La douleur et le délire traversèrent son corps pendant dix jours. Son fils aîné était à nouveau en vie, et tremblait dans la maison de son grand-père. Les fermiers gisaient, morts, parmi les ruines fumantes que fouillaient les soldats. Il suivit la progression de sa femme à la voix, la poursuivit jusque dans un salon plein de monde où elle dictait un texte dans une langue étrangère à un employé affalé sous une chaise. Chaque jour, à son chevet, son deuxième fils lui lisait les nouvelles, récapitulait les inconstances de la politique, les tendances de la bourse et les résultats sportifs. Pour toute récompense, le garçon obtenait seulement le silence de l’homme dans le coma, presque le cadavre d’un père dans la salle de réanimation. Soit un barreau plus haut sur l’échelle du karma, soit des bribes tombées de la bourse du hasard, soit le dur marchandage du péché originel, ces dix derniers jours furent une expiation finale. Le patient échappa aux serres de la mort pour émerger dans un monde gris monotone et cendreux.

     

Afternoon in the Park | Sarah Raphael [detail]      

    

     Des mois plus tard, l’activité mentale commença lentement à se déliter, des touches de couleur glissaient à la périphérie de sa vision. Il possédait à présent la dignité, la gravité de celui qui est au-delà de tout jugement. Il faut dire pour lui rendre justice que, lorsque lui furent offerts les vastes espaces de la liberté, il prit place dans le cercle de la vertu. Enfin marqué par l’immunité, il choisit la voie de l’honnêteté, du mieux qu’il pouvait.

 

 

 


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