La couture reliant l’un à l’autre sommeil et veille était quasiment imperceptible, simple poussée suivie d’un retrait de la pénombre basculant dans l’ombre, bien plus lente et irrégulière que le souffle de la respiration. Tandis que la paraMaurizio Cosua | Cielo et Terralysie, formant doucement un précipité, refluait de son sang, l’homme qui s’apprêtait à se lever s’aperçut que les oscillations lumineuses ne naissaient pas en lui-même, que tour à tour la vue lui était ôtée, cédant la place à un noir satiné, pour lui être ensuite rendue, cette fois couleur gris perle. Se tournant sur le côté, le torse à demi redressé, il prit conscience de la présence d’autres dormeurs.


  La demi-lumière qui s’efforçait de naître s’avança avec un léger frôlement puis, en se retirant, peupla la vision résiduelle de l’homme de tourbillons antagonistes et irascibles pour revenir aussitôt envahir l’image qui subsistait sur la rétine, multitude de points d’un très vif éclat émanant des formes horizontales de ceux qui reposaient à ses côtés. Les silhouettes des autres dormeurs étaient étendues comme lui-même sur une plate-forme, la face tournée vers le sol, et il ne distinguait pas chez eux le moindre soupçon de mouvement de vie, ni le souffle le plus subtil. Dans les moments où l’acuité visuelle lui était rendue, il discernait au loin d’innombrables formes, elles aussi prostrées.

Ses articulations craquaient comme si son corps eût été un fossile arraché à sa gangue de terre, vestige tout nouvellement doté d’une mobilité longtemps oubliée. Pourquoi s’était-il éveillé, et pourquoi lui seul ? Non loin de lui, une femme gisait, inerte. Il ne voyait que vaguement ses vêtements, mais il distinguait malgré tout une sorte de plante grimpante qui lui entravait les jambes. Chacune des sortes d’estrades basses rectangulaires qui faisaient office de lits semblait être d’une taille adaptée à la personne qui y reposait, qu’elle servît de berceau à un nourrisson ou soutînt les membres d’un vieillard.




La lumière émanait d’une unique source lointaine. Il entreprit de s’en rapprocher à chaque fois que l’éclipse momentanée prenait fin, même s’il ne se risquait pas à toucher ces êtres prostrés tout autour de lui. Un homme d’âge mûr dormait, selon toute apparence ignorant du fait qu’une épée à large lame lui transperçait le torse. Une souche pesait à le rompre sur le dos d’une vieille femme à la colonne courbée en arc-de-cercle. Un animal informe avait plongé son répugnant museau dans le flanc d’un dormeur. Un boulet de canon était en suspens au-dessus de la gorge d’un autre. Il était évident qu’au bout d’un certain temps il finirait par s’abattre sur lui de tout son poids. Si la plupart des enfants et des jeunes adultes reposaient en paix, indemnes, l’homme passa à côté d’un jeune garçon dont la chair cruellement entaillée était découpée en forme de losanges par les mailles d’un filet qui l’enserrait.


La source lumineuse était à présent clairement visible : c’était une faille étincelante qui allait s’élargissant pour disparaître ensuite derrière une porte qui tour à tour s’ouvrait avec un soupir et se refermait brutalement, comme si quelqu'un l’eût fait pivoter sMaurizio Cosua | Senza Titolour ses gonds. Le ruisseau de lumière qui s’écoulait, venant de derrière la porte battante, avait littéralement pulvérisé tout ce qu’il avait trouvé sur son passage. L’homme posa la main sur la porte, mais il comprit aussitôt que si celle-ci s’ouvrait brusquement toute grande, chacun des dormeurs ainsi exposés aux rayons corrosifs tomberait sur-le-champ en poussière. Il se pencha vers la porte pour la refermer, appuya la main sur la surface dure, et se retrouva de l’autre côté, dans la lumière du jour, comme si son corps eût fendu la surface d’une piscine.


L’éclat de cette lumière était tel qu’il se sentit en l’espace d’un instant rôti comme dans un four. Son corps s’effrita et se condensa, devint petit, rond et dur comme une coque de noix. Des rafales d’air sec firent rouler sur le sol cette minuscule sphère ratatinée. Poussant un cri rauque qui fut repris par l’écho, un oiseau sPatrick Rocard | Le Rossignoiolitaire se laissa tomber des cieux vides, saisit cet objet dans ses serres et s’envola avec sa proie. Cependant la sphère à l’épaisse enveloppe ne se fendrait pas dans un bec, pas plus qu’elle volerait en éclats si elle était violemment projetée des hauteurs du ciel sur des rochers, en bas. Elle avait été conçue pour être indestructible, pour demeurer intacte jusqu’au jour où elle pourrait germer dans un sol fertile, quelle que fût la distance qu’il lui faudrait parcourir.

texte | john riccardi    art | maurizio cosua & patrick rocard    musique | david murphy   traduction | michelle tran van khai


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