Fraîchement émoulu de l’adolescence et parvenu à l’âge d’homme, un étudiant parvint à la conclusion qu’il pouvait peut-être accroître ses chances de séduire le sexe opposé en se dotant de muscles imposants. Il transformerait ses jambes souples en puissants étais, ses épaules carrées formeraient un pivot triangulaire comme le dos d’un ours, et son abdomen ondulerait comme celui d’un reptile. Il apprit la position et les fonctions respectives des dorsaux, des pectoraux, des delto•des et ainsi de suite, inspectant mentalement et dans la réalité ses divers -ceps, -dons et -ibias. Couché bien à plat sur un banc de musculation, il faisait des tractions en s’aidant des talons, soulevait des barres de fer jusqu’à hauteur de ses fesses, développait des haltères de ses poignets à ses aisselles, et soulevait au-dessus de son torse une masse métallique égale à celle de son corps. Là-haut, le plafond devenait flou, car la vision de l’étudiant était altérée par la raréfaction de l’oxygène et la transpiration. Il plantait fermement les orteils dans le sol pour donner un appui sér à des mollets qui soulevaient le poids de deux hommes, se penchait en avant et sur les côtés pour effectuer des mouvements de rameur sur des fleuves d’acier. Son cou acquit l’art d’exercer des pressions circulaires contre des coussinets de cuir aussi pesants que le joug d’un animal de trait. Son tronc se ployait puis se déployait tandis qu’il restait en suspens comme une chauve-souris, les pieds attachés à la barre d’un trapèze. Il faisait méthodiquement travailler des groupes de muscles antagonistes, accomplissant des séries de mouvements répétés à l’infini, ponctuant ses efforts de grognements divers et variés, de frissons et de gémissements
Au bout de trois mois de ce régime, il faisait une taille de vêtements de plus ; encore six mois, et il était devenu un mastodonte vaniteux, à peine moins rigide qu’une planche de bois durcie par séchage, et qui ingurgitait autant de protéine que les carnivores les plus voraces. Il portait des chemises courtes et, lorsque les circonstances s’y prêtaient, des shorts très courts. Le plancher vibrait sous son pas pesant. Quand il pénétrait dans une pièce, les meubles s’entrechoquaient avec fracas.

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Las, les exigences temporelles de ses examens, dont la date approchait, le contraignirent à renoncer à sa routine quotidienne. Des séances marathoniennes à la bibliothèque reléguèrent dans le royaume du souvenir toutes ces heures d’efforts acharnés passées au gymnase. Une fois que la période des examens toucha à sa fin, son tour de taille se mit à suivre son propre penchant, prit la direction du sud, obéissant à la mystérieuse attraction exercée par le bout des chaussures de notre étudiant. Un beau matin, il s’affala sur sa chaise, hébété, dans le plus grand désarroi. En effet, là - tiède, arrondi, jubilant et robuste - se trouvait un léger renflement, la protubérance, sur laquelle il était impossible de se méprendre, formée par une bedaine naissante. Le fruit de toutes ces heures de musculation était maintenant blet. Sur son torse d’ours se dessinait une paire de seins qui ballottaient légèrement. Sous le bourrelet que formait désormais son ventre avait commencé un insidieux frottement, d’une répugnante douceur, de la chair de ses cuisses.
Le stress de ses études lui interdisait la fréquentation du gymnase, et l’effort désespéré qu’il fit pour réduire sa ration de calories eut pour seul résultat de le rendre irascible ; il commença à se ronger les ongles et à mâchonner le bout de son crayon. Lorsque vint la fin du trimestre, il n’avait plus le courage de se soumettre à un régime quotidien, se condamnant ainsi à perpétuité à entretenir sans relâche sa condition physique au prix d’efforts inou•s. Grâce à l’absorption de tonnes de salade, associée à toute une gamme d’activités de plein air variées, il finit par pouvoir de nouveau entrer dans ses vêtements, mais le choc provoqué chez lui par cette corpulence imprévue lui avait fait soudain voir les choses sous un jour nouveau.
Il commença à discerner dans les études d’ingénieur le signe d’une rigueur monomaniaque, et à demander qu’on lui expose les arguments que l’on pouvait avancer - ou non - concernant tel ou tel objet d’étude. Il apprit à examiner un tableau en faisant appel à sa sensibilité avant de porter un jugement sur son auteur, et à reproduire des tours de passe-passe cubiste au dos d’une boîte d’allumettes. Il devint capable de discerner dans certains traités à visée démonstrative la sibilation suspecte de l’auto-justification ou de la rancþur geignarde, et décela des machinations occultes et des programmations clandestines dans des écrits antérieurs à des événements historiques d’une importance capitale. Les constantes liées à la quête de la réussite sociale qui pointaient discrètement le nez sous les discours commencèrent à l’intriguer, cependant qu’il trouvait désormais risibles toutes les grandes déclarations professorales selon lesquelles les valeurs n’étaient pas autre chose que des points de vue purement subjectifs. Les mathématiques finirent par se réduire à ses yeux à une manière toujours plus complexe de parler du temps et de l’espace. Les mots qu’employaient ses professeurs se détachèrent de leur contexte d’argumentation, et il finit par y voir la description des hommes et des femmes qui les prononçaient, le simple commentaire des faiblesses ou des ressources d’esprits enclins à l’abstraction, et auxquels cependant il était impossible de se fier lorsqu’il s’agissait de passer à l’action.
Au terme de sa dernière année universitaire, l’étudiant examina bien en face les responsabilités d’une carrière qui s’étendait devant lui comme un long plan incliné brillant, et croisa avec tristesse le regard lumineux de la jeune fille avec laquelle il avait connu deux années d’une ardente communion affective. Il annonça à tous les intéressés que des affaires exigeaient qu’il se rendît pour une courte période sur des rivages lointains. Une grande partie de sa vie s’est écoulée - sans que jamais à ce jour il se soit retourné.