texte - john ricciardi     art - patrick rocard     musique - jonathan cole    traduction - bernard hoepffner

"Quoi? Un reflet métallique dans les fourrés? Oh, le léger sifflement d’un murmure. Brigands. Tête basse, tête basse, yeux au sol; siffler et chantonner! Ils ne s’intéresseront pas à des vêtements aussi minables que les miens. Ne tremble pas. Pas si vite."

  Le cou penché, le voyageur fixa du regard la route devant lui. Les voleurs cachés virent un vagabond débraillé et veule traverser leur embuscade. Le pauvre hère en haillons, aveuglé et abruti par la chaleur ne remarqua rien. Cent pas plus loin, le voyageur craintif, asphyxié par l’inquiétude, finit par retrouver son souffle, que la peur avait coupé. Mais le sifflement de son premier soupir resta bloqué dans sa poitrine. Le fracas de sabots devant lui, la vision de la cavalcade, un groupe serré de cavaliers armés au galop laissant derrière eux une traînée de poussière et de terre projetée par leurs montures, faillirent presque le mettre à genoux.

  "Voilà une proie pour le piège des brigands. Et comment pourrais-je les avertir? Mais ne vont-ils pas me piétiner? Ne vont-ils pas faire demi-tour et s’enfuir? Dans les deux cas c’en est fini de moi."

  Les bras de l’homme, comme du plomb, se soulevèrent à moitié. Il se jeta dans le fossé qui longeait la route. Le sol vibra sous son menton lorsque la troupe passa au galop. Un instant plus tard le vacarme de l’embuscade, le choc des armes, les hennissements des chevaux et les hurlements des hommes l’atteignirent tel un rugissement. La première chose qu’il aperçut depuis sa cachette dans le fossé fut un soldat à cheval, gigantesque vu d’en bas, se libérant de la mêlée et chargeant dans sa direction. Le voyageur terrifié se mit à courir à toute allure à travers champs. Il atteignit une oliveraie, déchira sa chemise et sa peau en tentant désespérément de grimper à un arbre. Il vit avec horreur que l’immense soldat était sur ses talons, l’épée à la main. Le voyageur éperdu se sentit faiblir et s’évanouit parmi les branches.

   

  Lorsqu’il reprit conscience, il était immobile sur une branche et, sans y croire, il voyait le soldat tourner en rond en contrebas. Le casque brillant tournait et tournait autour du tronc. La large épée avait le même éclat sourd que la cote de mailles de la cuirasse.

  "Pourquoi ne me voit-il pas? Qu’attend-il? Pourquoi ces cercles insensés? Mais je ne bougerai pas un muscle. Je serai l’écorce de cet arbre." Lorsque l’homme dans les branches se déplaça un peu pour mieux s’agripper, son pied cassa une branche morte. La branche tomba Clang! Sur la visière du soldat. Le voyageur dans l’arbre frémit. Le soldat poursuivit ses girations sans un tressaillement ni même une hésitation.

  "Que se passe-t-il? Est-ce un fou violent, une toupie prise dans un cercle vicieux? Ne serait-ce qu’un rêve? N’est-il qu’une vapeur de mon cerveau fumeux? Voyons voir avec un orteil." Lentement, avec d’immenses précautions, l’homme dans l’arbre étendit son pied en direction d’une brindille un peu plus bas. Schouff bang! L’épée du soldat s’enfonça dans le tronc. Le pied hésitant pendait, sans chaussure. Une large balafre sur le tronc marquait l’endroit où l’épée avait frappé. S’il s’agissait d’une illusion, elle était robuste.

   Le voyageur impuissant se faufila jusqu’aux plus hautes branches où il percha, tel un oiseau malhabile, pendant trois nuits et deux jours tandis que son persécuteur poursuivait son circuit monotone autour du tronc. L’homme piégé, rendu malade par les nuits froides, mangea des olives, puis des pousses, et se sentit saisi par la fièvre, pris d’un délire brûlant. L’urine dégoulinait le long du tronc de l’olivier et, là où elle tombait sur l’armure, elle provoquait des nuages amers et bilieux qui étouffaient le misérable captif, lui firent perdre l’esprit et le poussèrent enfin à tenter une fuite folle. Il arracha deux branches couvertes de feuillage, les brandit en guise d’ailes et se jeta dans le vent. Il tomba comme une pierre. Avant de toucher le sol, il sentit la grande épée grise s’enfoncer dans son corps, séparer sa poitrine de sa taille.

  


  Comment se fit-il qu’il s’éveilla par terre et qu’il devina en sentant son corps endolori et courbatu que ses os étaient encore entiers? Son gardien, l’instrument de sa torture, n’était visible nulle part. Même la blessure de l’arbre avait disparu. La victime abasourdie, redevenue un voyageur, repartit en boitillant, la semelle proprement découpée de sa chaussure dans une poche. Il la serrait comme on serre une amulette pour éloigner le noir essaim des doutes.

 

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