"Quoi? Un reflet métallique dans les fourrés?
Oh, le léger sifflement d’un murmure. Brigands. Tête basse, tête
basse, yeux au sol; siffler et chantonner! Ils ne s’intéresseront
pas à des vêtements aussi minables que les miens. Ne tremble pas.
Pas si vite."
Le cou penché, le voyageur
fixa du regard la route devant lui. Les voleurs cachés virent un
vagabond débraillé et veule traverser leur embuscade. Le pauvre
hère en haillons, aveuglé et abruti par la chaleur ne remarqua rien.
Cent pas plus loin, le voyageur craintif, asphyxié par l’inquiétude,
finit par retrouver son souffle, que la peur avait coupé. Mais le
sifflement de son premier soupir resta bloqué dans sa poitrine.
Le fracas de sabots devant lui, la vision de la cavalcade, un groupe
serré de cavaliers armés au galop laissant derrière eux une traînée
de poussière et de terre projetée par leurs montures, faillirent
presque le mettre à genoux.
"Voilà une proie pour
le piège des brigands. Et comment pourrais-je les avertir? Mais
ne vont-ils pas me piétiner? Ne vont-ils pas faire demi-tour et
s’enfuir? Dans les deux cas c’en est fini de moi."
Les bras de l’homme,
comme du plomb, se soulevèrent à moitié. Il se jeta dans le fossé
qui longeait la route. Le sol vibra sous son menton lorsque la troupe
passa au galop. Un instant plus tard le vacarme de l’embuscade,
le choc des armes, les hennissements des chevaux et les hurlements
des hommes l’atteignirent tel un rugissement. La première chose
qu’il aperçut depuis sa cachette dans le fossé fut un soldat à cheval,
gigantesque vu d’en bas, se libérant de la mêlée et chargeant dans
sa direction. Le voyageur terrifié se mit à courir à toute allure
à travers champs. Il atteignit une oliveraie, déchira sa chemise
et sa peau en tentant désespérément de grimper à un arbre. Il vit
avec horreur que l’immense soldat était sur ses talons, l’épée à
la main. Le voyageur éperdu se sentit faiblir et s’évanouit parmi
les branches.
 |
Lorsqu’il
reprit conscience, il était immobile sur une branche et, sans y
croire, il voyait le soldat tourner en rond en contrebas. Le casque
brillant tournait et tournait autour du tronc. La large épée avait
le même éclat sourd que la cote de mailles de la cuirasse.
"Pourquoi ne me voit-il
pas? Qu’attend-il? Pourquoi ces cercles insensés? Mais je ne bougerai
pas un muscle. Je serai l’écorce de cet arbre." Lorsque l’homme
dans les branches se déplaça un peu pour mieux s’agripper, son pied
cassa une branche morte. La branche tomba Clang! Sur la visière
du soldat. Le voyageur dans l’arbre frémit. Le soldat poursuivit
ses girations sans un tressaillement ni même une hésitation.
"Que se passe-t-il?
Est-ce un fou violent, une toupie prise dans un cercle vicieux?
Ne serait-ce qu’un rêve? N’est-il qu’une vapeur de mon cerveau fumeux?
Voyons voir avec un orteil." Lentement, avec d’immenses précautions,
l’homme dans l’arbre étendit son pied en direction d’une brindille
un peu plus bas. Schouff bang! L’épée du soldat s’enfonça dans le
tronc. Le pied hésitant pendait, sans chaussure. Une large balafre
sur le tronc marquait l’endroit où l’épée avait frappé. S’il s’agissait
d’une illusion, elle était robuste.
Le voyageur impuissant
se faufila jusqu’aux plus hautes branches où il percha, tel un oiseau
malhabile, pendant trois nuits et deux jours tandis que son persécuteur
poursuivait son circuit monotone autour du tronc. L’homme piégé,
rendu malade par les nuits froides, mangea des olives, puis des
pousses, et se sentit saisi par la fièvre, pris d’un délire brûlant.
L’urine dégoulinait le long du tronc de l’olivier et, là où elle
tombait sur l’armure, elle provoquait des nuages amers et bilieux
qui étouffaient le misérable captif, lui firent perdre l’esprit
et le poussèrent enfin à tenter une fuite folle. Il arracha deux
branches couvertes de feuillage, les brandit en guise d’ailes et
se jeta dans le vent. Il tomba comme une pierre. Avant de toucher
le sol, il sentit la grande épée grise s’enfoncer dans son corps,
séparer sa poitrine de sa taille.
 |
Comment se fit-il qu’il s’éveilla
par terre et qu’il devina en sentant son corps endolori et courbatu
que ses os étaient encore entiers? Son gardien, l’instrument de
sa torture, n’était visible nulle part. Même la blessure de l’arbre
avait disparu. La victime abasourdie, redevenue un voyageur, repartit
en boitillant, la semelle proprement découpée de sa chaussure dans
une poche. Il la serrait comme on serre une amulette pour éloigner
le noir essaim des doutes.
|