texte John Ricciardi art Claudia musique Jason Lai traduction Bernard Hoepffner

  Tel un ivrogne titubant au milieu d’une procession par ailleurs parfaitement réglée, la voix vagabonde fit vaciller le chœur, fit naître des doutes sur la cadence et, une fois la mélodie atteinte, la saisit à la manière d’un homme qui se noie et qui tente désespérément de s’y accrocher. Les autres chanteurs demeurèrent stoïques dans leur détresse. Ils se saisirent de la voix renégate et suivirent le texte en le verrouillant jusqu’au moment où, à la fin du refrain, ils purent pousser un soupir de soulagement. Il aurait été difficile d’éliminer le babillard folâtre car il faisait partie de la famille; mais les circonstances étaient cataclysmiques et exigeaient le sacrifice de l’individu pour le bien de tous. Le canard maladroit fut expulsé sans cérémonie de la volée de vocalistes qui s’élevait. Il prit fort mal son exclusion, non pas par obstination ou par arrogance affectée mais parce que son enthousiasme avait été trahi. Il fut pris de panique en sentant ainsi étouffée l’ardeur débridée qui l’avait poussé à inonder le chœur familial de notes si fausses que les autres en avaient été déroutés et que certains des chanteurs s’étaient demandé s’il n’avait pas quelque raison cachée, comme un renard tentant de se tenir sur une patte au milieu de hérons. Il était plein de bonne volonté; il adorait chanter; et pourtant il poussait de tels miaulements que ceux qui l’écoutaient en étaient irrités.

 

 

 

 

 

 

 


   Il prit des leçons de chant, pour lesquels il dépensa beaucoup d’argent. Le cours était très professionnel et le suivaient des élèves connaissant l’opéra, des amateurs de musique et un croassement étrange et ridicule. La première fois qu’il se leva pour faire retentir les intervalles joués au piano, son larynx se noua; sa trachée était paralysée; et de sa bouche ne sortit qu’une langue. Le maestro lui jeta un regard d’inquiétude soucieuse et le pria de bien vouloir ne pas s’effondrer sur le piano. Si les étudiants avaient commencé à être pris de fous rires devant cette première difficulté, ils ne purent s’empêcher de s’exclamer, de tomber de leur siège et de verser des larmes quand ils le virent plus tard, grognant, la tête sous le couvercle du piano afin d’approcher son oreille des cordes. Cette position, affirmait le professeur, était excellente pour le diaphragme.


  




   Plusieurs leçons plus tard, le professeur évalua l’étudiant d’un œil solennel et déclara qu’il avait certainement une oreille musicale car il était capable de moduler sa voix en fonction des diverses hauteurs mais que le travail qui restait à accomplir n’était rien moins que stupéfiant. L’étudiant avait-il la volonté d’entreprendre un travail aussi immense? Il l’avait, et, au cours des années qui suivirent, son acharnement et une volonté indomptable lui permirent d’atteindre un minimum de compétence. Il se joignit à un chœur et, alors qu’au début de chaque pièce il n’était rien d’autre que du ballast informe, des milliers de cours privés firent de lui l’ancre harmonique du groupe. Son immense capacité de travail lui valut l’admiration de ses collègues musiciens ainsi que l’estime chaleureuse du chef de chœur. Arriva un soir où sa famille vint s’asseoir dans la salle pour l’entendre chanter dans un opéra, le vit sortir de la foule qui était sur scène et chanter un solo de deux phrases. Il n’eut jamais droit à plus qu’à une place dans le chœur, n’eut jamais plus que quelques lignes à chanter seul, mais il parvint à maintenir son statut d’artiste à force d’assiduité, d’application et, au bout de quelque temps, grâce à une connaissance sans faille de la musique.

 

 

 

  Dix ans après avoir commencé ses leçons, avec une masse de grands efforts derrière lui, il était parti se promener seul à la campagne et chantait des arpèges près d’un étang gelé. Peu charmés, quelques oiseaux s’envolèrent en l’entendant et un écureuil se cacha derrière un arbre. La voix du chanteur prit de l’ampleur, il abandonna tout contrôle et ses notes s’élevèrent et résonnèrent à la manière d’une cloche. Ses émotions jaillissaient de lui et alors que sa voix vibrait entre un trille et un hurlement, il entendit une réponse lointaine. Peut-être était-ce le vent, ou un chien très loin, peut-être simplement l’écho que lui renvoyait une colline. Quoi qu’il en fût, il pénétra dans le duo, y mit tout ce qu’il avait en lui et, une heure plus tard, il s’arrêta en ressentant un vide absolu et exquis.




   Il abandonna alors le chant mais sans quitter la troupe de l’opéra, il tenait les rôles de domestiques à l’avant de la scène et remplissait les verres des solistes en coulisse. Il avait mené sa voix aussi loin qu’elle pouvait aller; et, si elle n’avait pas touché la beauté, elle avait atteint cet endroit où ce qui séparait son chant de ce qu’il ressentait était infime et sans importance, transparent jusqu’à cesser d’exister.

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