Tel
un ivrogne titubant au milieu dune procession par ailleurs parfaitement
réglée, la voix vagabonde fit vaciller le chur, fit naître
des doutes sur la cadence et, une fois la mélodie atteinte, la saisit à
la manière dun homme qui se noie et qui tente désespérément
de sy accrocher. Les autres chanteurs demeurèrent stoïques dans
leur détresse. Ils se saisirent de la voix renégate et suivirent
le texte en le verrouillant jusquau moment où, à la fin du
refrain, ils purent pousser un soupir de soulagement. Il aurait été
difficile déliminer le babillard folâtre car il faisait partie
de la famille; mais les circonstances étaient cataclysmiques et exigeaient
le sacrifice de lindividu pour le bien de tous. Le canard maladroit fut
expulsé sans cérémonie de la volée de vocalistes qui
sélevait. Il prit fort mal son exclusion, non pas par obstination
ou par arrogance affectée mais parce que son enthousiasme avait été
trahi. Il fut pris de panique en sentant ainsi étouffée lardeur
débridée qui lavait poussé à inonder le chur
familial de notes si fausses que les autres en avaient été déroutés
et que certains des chanteurs sétaient demandé sil navait
pas quelque raison cachée, comme un renard tentant de se tenir sur une
patte au milieu de hérons. Il était plein de bonne volonté;
il adorait chanter; et pourtant il poussait de tels miaulements que ceux qui lécoutaient
en étaient irrités.
 |

Il prit des leçons de chant,
pour lesquels il dépensa beaucoup dargent. Le cours était
très professionnel et le suivaient des élèves connaissant
lopéra, des amateurs de musique et un croassement étrange
et ridicule. La première fois quil se leva pour faire retentir les
intervalles joués au piano, son larynx se noua; sa trachée était
paralysée; et de sa bouche ne sortit quune langue. Le maestro lui
jeta un regard dinquiétude soucieuse et le pria de bien vouloir ne
pas seffondrer sur le piano. Si les étudiants avaient commencé
à être pris de fous rires devant cette première difficulté,
ils ne purent sempêcher de sexclamer, de tomber de leur siège
et de verser des larmes quand ils le virent plus tard, grognant, la tête
sous le couvercle du piano afin dapprocher son oreille des cordes. Cette
position, affirmait le professeur, était excellente pour le diaphragme.
|  |

Plusieurs leçons
plus tard, le professeur évalua létudiant dun il
solennel et déclara quil avait certainement une oreille musicale
car il était capable de moduler sa voix en fonction des diverses hauteurs
mais que le travail qui restait à accomplir nétait rien moins
que stupéfiant. Létudiant avait-il la volonté dentreprendre
un travail aussi immense? Il lavait, et, au cours des années qui
suivirent, son acharnement et une volonté indomptable lui permirent datteindre
un minimum de compétence. Il se joignit à un chur et, alors
quau début de chaque pièce il nétait rien dautre
que du ballast informe, des milliers de cours privés firent de lui lancre
harmonique du groupe. Son immense capacité de travail lui valut ladmiration
de ses collègues musiciens ainsi que lestime chaleureuse du chef
de chur. Arriva un soir où sa famille vint sasseoir dans la
salle pour lentendre chanter dans un opéra, le vit sortir de la foule
qui était sur scène et chanter un solo de deux phrases. Il neut
jamais droit à plus quà une place dans le chur, neut
jamais plus que quelques lignes à chanter seul, mais il parvint à
maintenir son statut dartiste à force dassiduité, dapplication
et, au bout de quelque temps, grâce à une connaissance sans faille
de la musique.

Dix
ans après avoir commencé ses leçons, avec une masse de grands
efforts derrière lui, il était parti se promener seul à la
campagne et chantait des arpèges près dun étang gelé.
Peu charmés, quelques oiseaux senvolèrent en lentendant
et un écureuil se cacha derrière un arbre. La voix du chanteur prit
de lampleur, il abandonna tout contrôle et ses notes sélevèrent
et résonnèrent à la manière dune cloche. Ses
émotions jaillissaient de lui et alors que sa voix vibrait entre un trille
et un hurlement, il entendit une réponse lointaine. Peut-être était-ce
le vent, ou un chien très loin, peut-être simplement lécho
que lui renvoyait une colline. Quoi quil en fût, il pénétra
dans le duo, y mit tout ce quil avait en lui et, une heure plus tard, il
sarrêta en ressentant un vide absolu et exquis.
 |
Il abandonna alors le chant mais sans quitter la troupe de lopéra,
il tenait les rôles de domestiques à lavant de la scène
et remplissait les verres des solistes en coulisse. Il avait mené sa voix
aussi loin quelle pouvait aller; et, si elle navait pas touché
la beauté, elle avait atteint cet endroit où ce qui séparait
son chant de ce quil ressentait était infime et sans importance,
transparent jusquà cesser dexister.
©
Copyright 2001 Longtales Ltd All Rights Reserved
|  |
| |