Un
homme agitait la boîte d'allumettes qu'il avait dans sa
poche. Le bruit lui plut. De l'autre main, il secoua un
paquet de cigarettes, puis l'ouvrit pour voir ce qu'il y
avait dedans. Il ne savait jamais s'il y avait beaucoup
de cigarettes ou très peu dans l'emballage de carton; tout
ce qu'il savait, c'est que lorsque le paquet était plein
ou lorsqu'il était vide, ça ne faisait pas de bruit. Il
restait une cigarette; il la sortit délicatement et la mit
dans sa poche à côté des allumettes. En même temps, il se
débarrassa du paquet vide. Il en achèterait un autre au
marchand qui se trouvait au coin de la rue, juste à côté
de 1'épicerie où notre jeune fumeur avait été envoyé faire
les courses.
Il
lui fallut du temps pour allumer la cigarette. Tantôt il oubliait
de la sortir avant de craquer l'allumette, tantôt, ayant pris
plus d'un seul de ces bâtonnets inflammables, il devait remettre
les autres, et tout était à recommencer. Ce qu'il y avait surtout,
c'est qu'il ne pouvait s'empêcher de tomber sous le charme de
ces minuscules étincelles et de cette lueur bleue et jaune qui
montait lentement, et en restait hypnotisé. Il était là, immobile,
à regarder la flamme quand deux individus tout déguenillés s'approchèrent
de lui pour lui demander du feu. Hébété, il tendit l'allumette
qui brûlait encore.
"Laisse
tomber, dit l'un des deux à son compère. Tu parles d'une nouille!.
!"
Le mot "nouille" résonnait dans sa tête, gargouillait dans son
estomac. Incapable de dire ce qui se passa ensuite, tellement
il était préoccupé, il se retrouva devant l'épicerie, comme par
enchantement. Sa cigarette n'était plus qu'une chenille de cendre
ardente qui lui brûlait les doigts. Il en laissa tomber le restant
et l'écrasa sous son pied, ce qui fit un trou dans sa chaussette.
Il ne portait pas de chaussures; il n’avait aux pieds qu'une simple
paire de chaussettes de laine, légèrement humides et noircies
d'avoir frotté sur le trottoir.
"Ce
n'est pas vrai! Maman, ..." furent les premiers mots qui lui
vinrent à l'esprit. Comment allait-il pouvoir expliquer la
disparition de ses chaussures? Il
était urgent qu'il se souvienne. Il oublia les courses à l'épicerie
et revint sur ses pas pour chercher ces sacrées chaussures.
A quelques pas de là, il lui sembla reconnaître un banc; pourtant,
on pouvait dire que dans l'ensemble, il n'y avait pas beaucoup
de points de repère dans ses souvenirs. Alors, il continua
à marcher. Quelques heures plus tôt, il s'était assis sur
ce banc et s'était demandé si ces types-là n'avaient pas vu
sa mère en train de faire cuire des nouilles. A moins que
les nouilles n'aient été sur la liste des courses qu'elle
lui avait dit de montrer à l'épicier. Est-ce qu'il n'y avait
pas aussi, à la maison, ces longues baguettes blanches posées
sur la table à côté d'un bol de nouilles? Quand personne ne
regardait, il s'enfonçait les baguettes dans le nez ou dans
les oreilles et s'amusait du drôle d'air que ça lui donnait,
en voyant son image reflétée sur le grille-pain. Des oreilles
blanches, voilà ce qui l'attendait, disait sa mère, s'il continuait
à fumer. Il aurait été incapable de dire pourquoi, mais il
était sûr que c'était vrai; et il aurait aussi des doigts
blancs, et des orteils blancs. C'était ça la raison pour laquelle
il n'avait plus de chaussures: il avait voulu vérifier si
ses orteils n'étaient pas devenus pâles. Après qu'il ait eu
remis des chaussettes, ce qui venait par-dessus était resté
sur le banc. Une seule protection lui avait suffi, il n'avait
plus pensé à la deuxième.
En
chemin, il aperçut une paire de chaussures attachée par les
lacets au guidon d'une voiture d'enfant encombrée d'objets de
toutes sortes. Ces
chaussures-là étaient les siennes; et elles n’étaient pas à
ses pieds; et ces hommes-là étaient les mêmes que ceux de tout
à l'heure avec leurs vêtements en guenilles. Ils se précipita,
montra du doigt le bout de ses pieds et fit un signe de tête
en direction des chaussures. L'un des individus commença à l'injurier,
mais l'autre lui donna un coup de coude dans les côtes. Ils
jetèrent les chaussures par terre et continuèrent leur chemin
en poussant la voiture d'enfant. Il était en train de se battre
avec le noeud qui attachait les lacets lorsqu'arriva un agent
de police, qui le fit d'abord sursauter puis l'aida aimablement
à dénouer les lacets.
"Merci
beaucoup," oui, il savait comment rentrer chez lui. Voilà,
c'était fait, il avait des chaussures aux pieds. Il n'y avait
que les languettes qui n'étaient pas bien mises - il ne faut
jamais qu'elles soient rentrées à l'intérieur de la chaussure
- et les lacets qu'il n'avait pas pu enfiler tout
seul dans les oeillets. Tout cela n'avait pas d'importance;
il ne serait pas obligé de dire à sa mère que ses chaussures
avaient disparu, qu'il ne savait pas pourquoi, ni où, ni quand.
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Il rentra sans
encombre à la maison. Ce jour-là, il fallut se passer d'épicerie,
et le souper prit un peu de retard. Ce qui intrigua beaucoup sa
mère, hormis ses chaussures délacées, ce
fut l'envie pressante qu'il avait qu'elle lui prépare un certain
plat, chose qu'elle fut bien incapable de faire car, en fait,
c'était bien les nouilles qui figuraient en tête sur la liste
de l'épicerie.
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