texte | John Ricciardi       art | Nigerian         musique | Alastair Stout      traduction | Gerard Petiot
 

                    Un homme agitait la boîte d'allumettes qu'il avait dans sa poche. Le bruit lui plut. De l'autre main, il secoua un paquet de cigarettes, puis l'ouvrit pour voir ce qu'il y avait dedans. Il ne savait jamais s'il y avait beaucoup de cigarettes ou très peu dans l'emballage de carton; tout ce qu'il savait, c'est que lorsque le paquet était plein ou lorsqu'il était vide, ça ne faisait pas de bruit. Il restait une cigarette; il la sortit délicatement et la mit dans sa poche à côté des allumettes. En même temps, il se débarrassa du paquet vide. Il en achèterait un autre au marchand qui se trouvait au coin de la rue, juste à côté de 1'épicerie où notre jeune fumeur avait été envoyé faire les courses.

                    Il lui fallut du temps pour allumer la cigarette. Tantôt il oubliait de la sortir avant de craquer l'allumette, tantôt, ayant pris plus d'un seul de ces bâtonnets inflammables, il devait remettre les autres, et tout était à recommencer. Ce qu'il y avait surtout, c'est qu'il ne pouvait s'empêcher de tomber sous le charme de ces minuscules étincelles et de cette lueur bleue et jaune qui montait lentement, et en restait hypnotisé. Il était là, immobile, à regarder la flamme quand deux individus tout déguenillés s'approchèrent de lui pour lui demander du feu. Hébété, il tendit l'allumette qui brûlait encore.

                   "Laisse tomber, dit l'un des deux à son compère. Tu parles d'une nouille!. !" Le mot "nouille" résonnait dans sa tête, gargouillait dans son estomac. Incapable de dire ce qui se passa ensuite, tellement il était préoccupé, il se retrouva devant l'épicerie, comme par enchantement. Sa cigarette n'était plus qu'une chenille de cendre ardente qui lui brûlait les doigts. Il en laissa tomber le restant et l'écrasa sous son pied, ce qui fit un trou dans sa chaussette. Il ne portait pas de chaussures; il n’avait aux pieds qu'une simple paire de chaussettes de laine, légèrement humides et noircies d'avoir frotté sur le trottoir.


  

 

                 "Ce n'est pas vrai! Maman, ..." furent les premiers mots qui lui vinrent à l'esprit. Comment allait-il pouvoir expliquer la disparition de ses chaussures? Il était urgent qu'il se souvienne. Il oublia les courses à l'épicerie et revint sur ses pas pour chercher ces sacrées chaussures. A quelques pas de là, il lui sembla reconnaître un banc; pourtant, on pouvait dire que dans l'ensemble, il n'y avait pas beaucoup de points de repère dans ses souvenirs. Alors, il continua à marcher. Quelques heures plus tôt, il s'était assis sur ce banc et s'était demandé si ces types-là n'avaient pas vu sa mère en train de faire cuire des nouilles. A moins que les nouilles n'aient été sur la liste des courses qu'elle lui avait dit de montrer à l'épicier. Est-ce qu'il n'y avait pas aussi, à la maison, ces longues baguettes blanches posées sur la table à côté d'un bol de nouilles? Quand personne ne regardait, il s'enfonçait les baguettes dans le nez ou dans les oreilles et s'amusait du drôle d'air que ça lui donnait, en voyant son image reflétée sur le grille-pain. Des oreilles blanches, voilà ce qui l'attendait, disait sa mère, s'il continuait à fumer. Il aurait été incapable de dire pourquoi, mais il était sûr que c'était vrai; et il aurait aussi des doigts blancs, et des orteils blancs. C'était ça la raison pour laquelle il n'avait plus de chaussures: il avait voulu vérifier si ses orteils n'étaient pas devenus pâles. Après qu'il ait eu remis des chaussettes, ce qui venait par-dessus était resté sur le banc. Une seule protection lui avait suffi, il n'avait plus pensé à la deuxième.


                  En chemin, il aperçut une paire de chaussures attachée par les lacets au guidon d'une voiture d'enfant encombrée d'objets de toutes sortes. Ces chaussures-là étaient les siennes; et elles n’étaient pas à ses pieds; et ces hommes-là étaient les mêmes que ceux de tout à l'heure avec leurs vêtements en guenilles. Ils se précipita, montra du doigt le bout de ses pieds et fit un signe de tête en direction des chaussures. L'un des individus commença à l'injurier, mais l'autre lui donna un coup de coude dans les côtes. Ils jetèrent les chaussures par terre et continuèrent leur chemin en poussant la voiture d'enfant. Il était en train de se battre avec le noeud qui attachait les lacets lorsqu'arriva un agent de police, qui le fit d'abord sursauter puis l'aida aimablement à dénouer les lacets.

                   "Merci beaucoup," oui, il savait comment rentrer chez lui. Voilà, c'était fait, il avait des chaussures aux pieds. Il n'y avait que les languettes qui n'étaient pas bien mises - il ne faut jamais qu'elles soient rentrées à l'intérieur de la chaussure - et les lacets qu'il n'avait pas pu enfiler tout seul dans les oeillets. Tout cela n'avait pas d'importance; il ne serait pas obligé de dire à sa mère que ses chaussures avaient disparu, qu'il ne savait pas pourquoi, ni où, ni quand.

           

   

        Il rentra sans encombre à la maison. Ce jour-là, il fallut se passer d'épicerie, et le souper prit un peu de retard. Ce qui intrigua beaucoup sa mère, hormis ses chaussures délacées, ce fut l'envie pressante qu'il avait qu'elle lui prépare un certain plat, chose qu'elle fut bien incapable de faire car, en fait, c'était bien les nouilles qui figuraient en tête sur la liste de l'épicerie.

 
 

 




 


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