L’ÉTUDIANTt L. se mit en route très tôt pour se rendre à un entretien avec le gouverneur du district. L’excitation de l’étudiant l’incitait à se dépêcher et le bonheur ajoutait de la grâce à ses foulées rapides sur l’allée qui longeait la rue principale. Le Père L. avait appris qu’un poste de tuteur était vacant dans la maison d’une des plus importantes familles de la province. Il savait que son fils était le meilleur étudiant du district, peut-être même de sa génération, et avait obtenu un entretien pour le garçon avec LE GOVERNEUR G., à qui revenait la tâche de pourvoir ce poste. Le Père L. ignorait, mais aurait dû deviner que le rusé gouverneur s’était débrouillé pour qu’un de ses fils obtienne ce poste prestigieux et n’avait donc aucunement l’intention de se voir privé d’un tel butin, quels que soient les diplômes et les mérites de L’ÉTUDIANTt L. Ce dernier, résolu, était au fait des intrigues mais s’y intéressait peu; et il avait décidé de tenter d’obtenir ce poste éminent après avoir compris que sinon il se verrait contraint de s’engager dans l’armée.

Rien de cela n’empêcha L’ÉTUDIANTt L. de remarquer le flou plaisant dans lequel la lumière matinale baignait la double perspective d’une chose située dans un champ éloigné. À l’horizontale, c’était une brouette de foin avec deux brancards dressés vers le ciel, interprétée selon la verticale, c’était un buffle aux cornes luisantes. Et l’étudiant ne pouvait s’empêcher de remarquer que l’allée surélevée qu’il suivait longeait des ruines ancestrales, que les restes effondrés des anciens pavements se devinaient aux bosses dans la terre battue en contrebas et que chaque tournant du chemin était destiné à atténuer les efforts des voyageurs. Il avait l’impression qu’un ancien cours d’eau avait dû autrefois creuser cette voie dans le paysage. Le jeune homme avançait d’un bon pas.

  LE GOVERNEUR G. accueillit L’ÉTUDIANTt L. dans une salle dont l’immensité symbolisait sa fonction. Il était assis sur une chaise devant une table couverte de documents en désordre et il se grattait le menton avec l’extrémité pointue d’une plume tandis que l’étudiant se tenait devant lui. Pendant quelque temps, LE GOVERNEUR G. évalua le garçon en silence, avant de commencer brutalement à l’interroger en sorte de le confondre et de l’embrouiller pendant l’examen afin de le rayer de ses préoccupations à la manière d’une mouche qu’on chasse d’une branche ou que l’on pousse dans une toile d’araignée. "Depuis quelle grotte un murmure peut-il être entendu dans tous les recoins du pays?" demanda le fonctionnaire. "Un murmure à l’oreille d’un courtisan impérial se propage aussi loin que s’étend l’empire", fut la paisible réponse. "Le temps qu’il lui faut pour rebondir contre les frontières est la mesure de la distance depuis le centre," ajouta l’étudiant. Le fonctionnaire fronça les sourcils. "Vous confondez la topologie avec l’influence que l’on peut exercer sur les humains", déclara-t-il. "Votre Honneur, il s’agit dans les deux cas de proximité", répondit l’étudiant. Le fonctionnaire détourna le regard et haussa les épaules. "Faible en géographie. Mais poursuivons. Dans une forêt, deux loups affamés rencontrent un agneau qui ne peut apaiser la faim que de l’un d’entre eux. S’ils se battent pour l’agneau, celui-ci pourra s’enfuir; si l’un des loups le tue et tente de le dévorer, l’autre se jettera sur lui. Que doivent-ils faire?" "Un agneau ne peut pas avoir pénétré seul dans une forêt, répondit l’étudiant. Les loups doivent mutiler l’agneau et le transporter à portée de voix du berger. Tandis que ce dernier, affolé, accourt vers l’agneau qui bêle, chacun des deux loups pourra choisir une grasse brebis dans le troupeau."

"C’est à la fois démoniaque et cruel", commenta le fonctionnaire avec dégoût. "Ainsi agissent les loups", fit remarquer l’étudiant. LE GOVERNEUR G. secoua lentement la tête; le ton qu’il prit pour poser la question suivante indiquait qu’elle serait la dernière. "Au point culminant de la chasse, le faucon favori du prince a saisi la proie mais décrit des cercles dans le ciel plutôt que de redescendre vers son maître. Comment le prince le fait-il revenir vers lui?" "En lui transperçant le cœur d’une flèche, votre Honneur", répondit l’étudiant. Le fonctionnaire bondit. "Prétentieux imbécile", s’écria-t-il dans sa colère. "Je n’avais pas l’intention de manquer de respect, dit l’étudiant en inclinant la tête. Seulement, quelle que soit la gloire, la beauté qui parent le fier chasseur du prince, je pense qu’il est préférable pour lui d’être tué proprement en vol lors de son premier défi plutôt que d’être souillé par la désobéissance." Le fonctionnaire plissa les yeux, comme pour dissimuler le cours rapide mais incertain de sa pensée. L’étudiant se préparait à demander l’autorisation de se retirer. LE GOVERNEUR G. se leva, se dirigea vers sa table et effleura un parchemin de sa plume. Il écrasa un sceau sur le rouleau ouvert qu’il déposa entre les mains de Lí…TUDIANTt L.

"Le poste est à vous. Prenez ceci", ordonna-t-il à l’étudiant. Tandis que le jeune homme ébahi quittait la pièce en s’inclinant, le fonctionnaire se pencha sur la table pour rassembler quelques documents épars. LE GOVERNEUR G. savait très bien que, si le candidat ne passait pas cet examen avec succès, il serait dans l’obligation de s’engager dans l’armée. Il ne tenait pas à se retrouver confronté, dix ans plus tard, à l’esprit d’un tel érudit, qui plus est endurci par le service militaire et devenu officier. La famille du fonctionnaire aurait d’autres occasions de bénéficier des largesses du patriarche. LE GOVERNEUR G. savait analyser le terrain, il savait quand le ciel et la terre avaient creusé dans le sol une allée réservée aux humains. Il avait suffisamment de bon sens pour laisser la nature suivre sa propre voie.