Coupe élégante, bon tissu, le complet était beau et, du
fait de quelque inversion polarisante de l’image, l’homme
pour qui il avait été fait lui avait donné sa forme et sa
silhouette spécifiques, sa ligne distinctive. Les jambes
du pantalon tombaient bien; et pourtant son propriétaire,
encore enfant, en descendant une colline enneigée en traîneau,
était rentré dans le seul arbre de la pente, et s’était
brisé les deux tibias. C’est ce que m’apprit son frère des
années plus tard.
Les épaules étaient puissantes et larges, bien plus que
celles qui étaient apparues dans la famille depuis lors,
et s’arrondissaient vers l’avant comme celles d’un athlète
vieillissant. Le tissu dessinait un pli en haut du bras
gauche, là où l’homme avait une énorme cicatrice creuse.
On avait découpé un morceau d’os malade de l’épaisseur d’un
pouce dans son humérus, cela aussi pendant son enfance.
Ainsi s’expliquait le fait que la manche gauche du complet
était plus courte que la droite. Un moule d’homme puissant
était posé sur
un cadre fragile. La ceinture du pantalon était large et
légèrement usée par la masse que représentaient les quatre
enfants que l’homme avait procréés – ensemble, les quatre
ne pouvaient pas faire le tour de sa poitrine – de sorte
que le jeu de l’explorateur s’attaquant aux ours aurait
dû s’appeler l’ours et les explorateurs.
Le complet n’avait pas grand-chose d’autre; hormis des boutons
et des revers délicatement surpiqués dont un était replié
sur un paquet en papier rouge de cigarettes sans filtre.
Ces dernières avaient certainement fatigué le cœur qui battait
sous la veste, avancé une mort précoce. La déformation de
la poche étroite qui contenait le stylo brillant avec lequel
noter des équations aéronautiques et le tranchant d’un pli
de pantalon adapté aux présentations commerciales étaient
dans le tissu deux indices du métier du propriétaire. De
la poussière sur les poignets indiquait des voyages lointains,
des dîners avec ses enfants, des fibres laissées par les
étreintes de sa femme. Si un de ses fils avait eu une carrure
suffisante pour porter ce complet, la veuve de l’homme ne
l’aurait pas donné à une vente de charité des années plus
tard.
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