texte{John Ricciardi}    art {Maurizio Cosua & Patrick Rocard}    

 musique {Jono Cole}  traduction {Bernard Hoepffner}




Les premières notes éclatèrent derrière des paupières encore entrouvertes et les firent tressaillir, voleter de surprise. Elle était un peu musicienne, absolument pas compositeur. Quelle était cette musique qui venait s’intégrer à son sommeil? La mélodie s’éloigna d’un violon, fut reprise en contrepoint par un bois et fit onduler des rayures horizontales derrière le cône irradiant d’un hautbois. Extasiée, elle ne pouvait plus bouger un cil. La basse mit des fondations sous l’étrange thème exotique, quelque chose qu’elle n’avait encore jamais entendu; puis les cuivres enfoncèrent des intervalles harmoniques, semèrent des striations entre les notes. Avec syncope et rythme, le son s’éleva et s’amplifia à la manière d’un hublot qui s’ouvre pour laisser entrer la mer. Elle dut lutter contre la tentation d’arrêter sa vertigineuse chute libre, puis la musique du début reprit le dessus, pleine de résonances profondes et riches, se divisa en quatre voix de fugue qui se pourchassaient, plongeaient et traversaient les registres comme des marsouins et des poissons volants.



Tandis que la somme des instruments gonflait, elle se demandait quel art dans sa tête permettait ainsi à ce grand arc de sons de s’amplifier sans limites et d’atteindre la transparence aux sensations somatiques, de disparaître dans cette dérive orale. L’émotion, telles des cloches de couleurs pures, lançait des tons saturés, perdait de l’épaisseur, scintillait d’iridescence avant de s’éteindre aux sommets pour rebondir en denses explosions qui brûlaient au loin et formaient de fragiles trajectoires. Les roulements des percussions et les grincements des altos, les notes profondes de violoncelle et les ululations des bassons se mêlaient, hurlaient ensemble comme des chats sauvages tandis que les lignes de basses modulaient les clés et variaient les modes aussi habilement que des amants accouplés. La dynamique s’élança en spirale jusqu’à ce que des sons isolés retentissent et s’accordent aux résonances complexes, entourent des notes dures et creuses de silences précis dans lesquels sa sensibilité vibrait et s’arrêtait… frissonnait et s’arrêtait… éclatait, tremblait, répondait… et s’arrêtait. S’arrêtait.




Lorsqu’elle s’éveilla, le soleil laissait tomber des prismes dans ses yeux. Un poing impatient à sa porte annonçait le matin du samedi.
"J’arrive", cria-t-elle à son petit ami venu la chercher comme convenu. Elle laissa sa tête retomber sur l’oreiller et se mit à rire. Même après que la symphonie privée de la nuit précédente se fut emparée d’elle tout entière, elle ne se souvenait plus d’une seule note. Patience. Assez de mauvaise humeur derrière la porte. Oui, décida-t-elle en cherchant sa robe de chambre, elle garderait ce garçon, et pas la peine de s’habiller, elle devrait ouvrir la porte, le saisir par sa chemise et le jeter, tout étonné, sur le lit ensoleillé près de la fenêtre où la musique jouerait encore.



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