Les yeux étincelants, de petites dents pareilles à des parcelles de nacre laissant fuser un rire cristallin, la fillette courait en cercle à une allure folle, mue par une exubérance extrême, décuplée.

Une identique jubilation se lisait dans le bref coup d’œil lancé par la femme, levant les yeux de son violon, dans le vif éclat malicieux du regard tandis qu’elle descendait une gamme à une vitesse vertigineuse. Elle se lança dans des arpèges, puis entreprit une chevauchée le long d’escarpements chromatiques abrupts, bondissant, audacieuse et assurée, exactement de la même manière qu’elle avait franchi l’enfance. Les tensions présentes dans la musique étaient visibles dans la courbure de son corps arqué, ainsi que dans les soudaines et éblouissantes modifications d’équilibre et les brusques avancées vers des directions nouvelles qui l’avaient jadis lancée à la poursuite de son propre élan. Chaque mesure était une surprise.

Elle s’adaptait à chaque phrase musicale. L’intention du compositeur lui fournissait un admirable prétexte pour laisser vibrer sa propre énergie physique, et le chemin des notes dessinait une dynamique tout empreinte de l’abandon original de l’exécutante. Tandis qu’elle caressait les cordes avec son archet, toutes les vallées et les clairières d’une forêt flottaient derrière elle telles des oriflammes.

Sa sœur, elle, avait une approche différente. Enfant, elle plissait souvent le front lorsque venait l’heure des embrassades du soir, puis elle ouvrait tout grand les bras, les lèvres et les yeux, son large sourire impérieux exigeant un dernier baiser.

« Viens ici, » disait-elle. « J’ai quelque chose à te dire. »

Elle ne prêtait aux rythmes complexes qui émanaient du piano qu’une attention en apparence vague et oblique, pour ensuite les faire résonner d’un seul doigt en clé de sol, en respectant parfaitement le tempo, simplement pour le plaisir de montrer que rien ne lui avait échappé. Une fois devenue adulte, elle marquait chaque temps avec une nonchalante précision, et se frayait délicatement un passage le long des indications de tempo avec une aisance telle que les espaces qui les séparaient acquéraient une élasticité infinie. Elle pouvait se permettre de vagabonder tout à sa guise, sûre par avance de l’endroit où devait se situer l’accent suivant. Lorsqu’elle jouait, la structure du morceau se dessinait sur un écran subliminal avant même que son instrument ne les traduisît .

Dans cette liberté presque illimitée que lui permettait son sens du rythme, il lui fallait résister à la tentation de se contenter d’aligner une simple succession de notes et à définir ainsi par mégarde chaque commencement par rapport à une fin dont elle avait la prescience.

 

 

 

 

 

 

 

 

Lorsqu’elle parvenait à maîtriser cette intuition, la perception qu’elle avait de la structure sous-jacente de la musique laissait les harmonies vibrer, déployant des fréquences démultipliées telles des bandes colorées, créant des émotions étonnamment identiques. Dans la phrase musicale, ni elle-même ni le compositeur n’étaient présents, seules apparaissaient l’intelligence désincarnée et l’expression de la musique en soi : l’éternité contenue en une mince volute.

Les manifestations de la mélodie et de la dissonance existent en nombre aussi grand que celles des corps et des esprits. A elles deux, ces musiciennes tissaient une tresse luisante comme de la soie. L’une des deux fibres était lisse et véloce, illuminée par des moments forts pleins de verve cependant que l’autre était robuste, encline à produire de brusques éclats sonores qui venaient former des nœuds le long des motifs éthérés créés par l’espacement des notes.

 


texte | john ricciardi       art | patrick rocard
traduction | michelle tran van khai       musique | jason lai

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