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Vêtu
de velours rouge depuis son bonnet crâneur à glands jusqu’à ses chaussons
pointus à grelots, un saltimbanque gambadait et sautait sur une place publique
par une journée enjouée de printemps. D’un large geste de manche, il traça
avec de la peinture cramoisie un pentagramme aux lignes se recoupant parfaitement
tandis qu’il bondissait et virevoltait sur les pavés. Il jonglait avec des
chaussures, des chapeaux et des ceintures – aussi rapides que des serpents
– empruntés aux spectateurs. Il les taquinait par des sarcasmes pleins d’esprit
et crachait du feu pour qu’ils émettent des oh et des ah. À quatre pattes
il projeta son postérieur vers le ciel, ses remarques clownesques et paillardes
provoquèrent des fous rires dans la foule qui s’amassait, et il la fit s’exclamer
de surprise lorsque les parois en tissu d’une petite tente sortirent des
manches de sa chemise au moment où il s’élança dans l’air comme un cricket.
Personne ne savait comment la tente tenait debout – c’était plus ou moins
ce qui était drôle – et les spectateurs ricanèrent quand il plongea une
main dans son pantalon pour en extraire le rabat.
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L’interprète
ensorceleur se pavana en suivant le cercle interne que dessinait la foule,
puis se lança dans une éblouissante série de saltos arrière jusqu’au centre
même de la tente, terminant par un saut périlleux. Il en jaillit par un
côté vêtu des losanges étincelants d’Arlequin, y rentra d’un salto arrière
pour en ressortir presque immédiatement avec les galons dorés et le gros
ventre de Polichinelle. L’auditoire exprima son ahurissement et son plaisir.
Le saltimbanque surgit une fois de plus de sa tente-coulisse, habillé de
rouge comme au début, et s’engagea sur les pointes de son étoile peinte
pour exhiber ses prodigieux talents de prestidigitateur. Des objets virevoltaient
des épaules aux genoux des volontaires, disparaissaient des paumes de leurs
mains pour réapparaître derrière leurs oreilles.
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Alors le clown malin captiva
les spectateurs par des miracles d’alchimie tels qu’ils n’en avaient jamais
vus. Il fit avancer tous les enfants, leur prit des petits bouts de bois
et des cailloux, les secoua dans son poing et leur rendit des pièces de
monnaie. La foule hurla son approbation. Les enfants se bousculaient pour
jouer. Un père donna une pièce en cuivre à son fils. Le saltimbanque la
lui rendit en argent. Lorsque le plus jeune des enfants, à peine capable
de marcher, fut poussé en avant il tenait une assez grosse pièce de monnaie.
Le magicien se pencha sur l’offrande de l’enfant, serra ses longs doigts
contre ceux de l’enfant, puis souleva le petit garçon haut dans les airs
afin de montrer la lamelle d’or qui brillait dans ce poing minuscule.
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Les gens, bouche bée, grondaient.
Il n’y avait pas de cris. Ils étaient subjugués. L’enfant juché sur ses
épaules, le saltimbanque les chatouillait et les pinçait, tirait de longs
bâtons polis de leurs manches et sortait des bûches cylindriques de sous
les jupes. En peu de temps il eut construit une palissade en bois qui
entourait la tente au centre du pentagramme peint. Il plaça une mince
baguette de bois dans la main libre de l’enfant juché sur ses épaules
et saisissant l’autre main qui tenait toujours l’or, il la frotta contre
la première. L’extrémité de l’élégante baguette s’éclaira d’une flamme
diaphane

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Tout le monde applaudit, puis hurla
quand l’acrobate se retourna tout à coup pour sauter dans sa tente, l’enfant
sur ses épaules. Tout ce qui se trouvait au cœur du pentagramme s’enflamma
en une conflagration éblouissante de chaleur. La flamme était si haute et
la chaleur si intense que personne ne pouvait s’en approcher, même pas la
mère de l’enfant. La foule s’ébroua et élargit son cercle. Sa disposition
concentrique se défit lorsque les spectateurs terrifiés se mirent à courir
en tous sens. |

D’un
seul coup les flammes s’éteignirent. Sur les cendres noircies étaient couchés
deux squelettes calcinés: celui d’un adulte et celui d’un enfant. La mère
du garçon tomba à genoux près du bûcher, et défaillit de terreur quand les
os de l’adulte se dressèrent subitement devant elle. La moitié des spectateurs
s’écroulèrent sur le sol. Les autres tremblaient de peur ou se couvraient
les yeux. Le grand squelette saisit le petit squelette par le cou, comme
un lapin, et se mit à danser. Il arracha une des côtes de son sternum et
joua un air en frappant de petits coups et des coups sourds sur les plus
petits os qui oscillaient dans sa main segmentée squelettique. Alors il
s’avança lentement vers le tas de braises. Ses talons et ses orteils préhensiles
s’agrippaient aux pavés. Au centre, il éleva les os de l’enfant au-dessus
de son crâne et s’enfonça graduellement, majestueusement dans la cendre.
Lorsque le petit squelette toucha le tas de suie, les griffes squelettiques
relâchèrent leur prise. Pendant un instant, aucun être vivant ne bougea
ni ne respira. |

Précautionneusement, fièrement,
le saltimbanque surgit des cendres, vêtu comme auparavant de velours rouge
impeccable. Le minuscule squelette était à califourchon sur ses épaules.
Il enleva son chapeau pour s’incliner devant la foule silencieuse. "Mon
fils?" murmura la mère de l’enfant. "Mes gages?" répondit l’acrobate,
et il tendit son chapeau vide. Ceux qui ne s’étaient pas enfui commencèrent
à lui jeter des pièces de monnaie. Chaque disque métallique lancé dans
sa direction se dirigeait, comme guidé par des forces mystérieuses, vers
son chapeau. "Pas assez", déclara-t-il, et il recommença à s’enfoncer.
La maigre pluie de pièces s’intensifia. "Pas assez pour un talent comme
le mien", furent ses mots lorsqu’il s’enfonça dans le bûcher. "Cette pitance
n’est même pas le prix d’un tout petit enfant", déclara-t-il à la mère
au moment où il disparaissait. Le chapeau cramoisi rempli de pièces de
monnaie était resté parmi les minuscules côtes, sur le tas de cendres
au centre de l’étoile.
texte
| John
Riccardi art
| Patrick Rocard
musique | David Murphy traduction
| Bernard Hoepffner |
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