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En cercles concentriques, la chambre le
conduisait toujours vers le centre, comme sil parcourait un énorme
bol. |
texte
| john ricciardi art |
patrick rocard musique | david murphy traduction
| bernard hoepffner |
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Lescalier
le dominait, raide et menaçant. Ses marches en bois avaient été
interdites depuis quune de ses filles était tombée et sétait
brisé la hanche. Les étages supérieurs nappartenaient
plus à ses jours et à ses nuits. | | |
"Papa,
viens dehors", lui dirent ses filles. Elles vivaient depuis plus de soixante-dix
ans, lui depuis à peine moins dun siècle. Les deux années
qui sétaient écoulées depuis la mort de sa femme avaient
avalé tout ce qui précédait, écrasé tout autre
souvenir jusquà la disparition, avec le martèlement de son
absence pareil aux coups dun marteau-pilon sur une plaque dacier,
jour après jour: le temps ainsi aplati. Il visa la porte à larrière,
sortit dans la cour et fixa la lumière froide du soleil. Un automne rigoureux
avait durci lherbe, dénudé les arbres et recouvert la pelouse
de feuilles. Il marchait sans peine; ses jambes étaient lestes; mais au
bout de quelques pas il sarrêta et commença à vaciller.
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Le
feuillage mort, roux, châtain et jaune dor, se brisa sur sa rétine,
se fragilisa et se transforma en champ éblouissant de crabes sournois et
secs aux arêtes acérées, ou encore, là où ils
se rassemblaient, se mettaient à flotter, lents et minces comme la peau
dun marais. | |
| | Le
vent entrait et sortait à travers la trame du tissu de son pantalon. Ses
yeux voyaient assez bien pour lui permettre de se raser; et pourtant chaque matin
il discernait une chose floue toute proche dans son miroir, des vapeurs spectrales
à la place dune tête. Il rentra dans la maison aussi rapidement
que possible. |
| Le
circuit qui menait de la cuisine au salon et à la chambre fut vite parcouru.
Même à ses oreilles de musicien, les mélodies trahissaient
la promesse initiale de lincitation à écouter. Toutes les
émissions étaient devenues une bouillie, un fond indistinct. La
fumée de tabac qui lenveloppait filait en petits nuages qui grignotaient
les coins près des fenêtres. |
| "Cesse
de fumer, papa; il est lheure de manger." |
Dieu
lavait construit pour quil dure longtemps. Il avait encore ses propres
dents; et pourtant les dentelures de porcelaine étaient les clés
dune fente toujours plus étroite. Il était enfermé
dans ses frêles os, attaché dans lisolement dune cellule.
Le goût avait disparu; les repas préparés étaient depuis
longtemps devenus le prélude à une pâte quil devait
mastiquer. Seul le vin de table, avec son lourd sédiment au fond du verre,
rendait la nourriture acceptable. | |  |
"Attends,
papa." Elles étendirent les feuilles de journal sur le sol devant
la cuvette des toilettes. Ses filles, à présent maîtresses
de maison absolues, avaient moins dindulgence pour le patriarche que nen
aurait eu une foule pour un monarque détrôné. Dans sa propre
maison, le vieillard navait même plus le droit démettre
un aboiement de chien avec un tant soit peu de dignité, même pas
un grognement irrité et la permission futile, de temps en temps, de réagir
par une morsure simulée. Ses mains tremblaient; les lettres dimprimerie
furent tachées par quelques gouttes éparses. | |
Il
pouvait toujours lire, mais le sujet de la lecture ne faisait que souvrir
sur la spirale toujours plus grande où lâme de sa femme avait
toujours réconforté la sienne. | |
 | | Les
histoires du jour le traversaient sans plus le toucher que la fumée bleu
gris qui colorait ses ongles dun brun divoire. Des années plus
tôt, alors quil marchait encore dans les rues, une bande dadolescents
sans pitié lavait malmené, avait pris sa montre, son portefeuille
et son stylo en argent, sans remarquer toutefois sa bague en or parce quil
en avait tourné le chaton vers la paume de sa main. La violence dune
brutalité quil navait encore jamais vue chez des jeunes lavait
terrifié; ils lui rendirent quelque menue monnaie quand il se fut plaint
de ne plus avoir dargent pour prendre le bus et rentrer chez lui, et il
avait senti dans son estomac la brûlure dune colère apeurée
quand ils sétaient éloignés. |
| Dans
les limites des battements dun cur, il continuait à vivre,
encore et encore, il tournait et fumait, tournait et fumait, à lexception
des quelques heures quil passait couché dans son lit. Là le
plafond sabaissait jusquà presque toucher son front; les draps
se gonflaient, immenses et pâles, telle une mer de sable. Il reculait alors,
perdait son chemin et flottait comme sil flottait sur un bardeau dans le
brouillard. Ses filles
il appela ses filles pour la millième fois
pour quelles le repêchent, pour quelles le portent jusquau
matin. À présent il était perdu, bien quun cliquetis
rugissant, pareil à du gravier roulant dans une rivière, à
des pierres venant échouer sur la rive, élimine sa résolution
de crier. Le bourbier lemportait, lui donnait le vertige, puis lentraînait
rapidement et avec force vers une jetée. Là se trouvait une fissure
nette dans la pellicule boueuse, dans le phlegme opaque qui le déchirait.
Sa fille entra dans la chambre, écouta son râle et, quand il fut
terminé, ferma les yeux grands ouverts de son père. |
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