La vieille femme s’éveilla. Elle se pencha sur le métier à tisser, là où le sommeil l’avait surprise et dérobé ses doigts à son esprit attentif. Son travail était en lambeaux devant elle. Les rats, pour commencer, puis les insectes, avaient effiloché la trame et grignoté les teintures végétales qui coloraient les mèches. Le Grand Livre 129 | Patrick RocardLes fils de chaîne étaient encore intacts, ayant mieux résisté aux dents et aux mandibules. Elle se pencha sur la trame et entama un nouveau motif, tout droit sorti d’un rêve.

Le dessin consistait en une série de noeuds qui se répétaient à n’en plus finir selon d’infinies variations, doublées et redoublées, et qui s’entrecroisaient et revenaient sans cesse sur elles-mêmes, comme dans un menuet. Dès le départ, ses gestes furent fermes et précis, les formes géometriques se fondant harmonieusement l’une dans l’autre, les unités se répétant sans aucun raccord visible. A force de tirer, d’une main vive, sur les fils souples, leur frottement commença d’engendrer de la chaleur au coeur du tissage. Une couleur riche et généreuse se mit à briller dans la texture du motif, à s’insinuer dans ses interstices, à virevolter pour réapparaître plus loin en nuances différentes faisant écho à la première.

 

texte| John Ricciardi     art | Patrick Rocard & Maurizio Cosua
musique | David Murphy     traduction | Gerard Petiot

 

 




 

A mesure qu’elle avançait, le dessin prenait parfois des libertés. Un défaut, surgi inopinément, prenait corps et vigueur. Elle en tirait la leçon et ramenait d’une main douce vers le centre de la toile cette grande estafilade qui sans cela aurait perdu son sang et gâché irrémédiablement tout l'ouvrage. Senza Titolo | Maurizio CosuaChaque fois qu'elle reprenait sa tâche, le rapport entre espace et dynamique n'était plus le même; mais, parmi les milliers de combinaisons associant la forme et la tissure, on retrouvait toujours des constantes, liées à l'amplitude de ses gestes, aux délicates et pourtant vigoureuses limites que pouvaient atteindre ses forces, aux dimensions du métier lui-même, et à la matière des fils qu'elle utilisait. Elles étaient ainsi une dizaine, environ, de rênes impalpables, à retenir une infinité de chevaux qui filaient sur la toile dans le sillage de ses mains lancées à bride abattue.

Presque toujours, la maîtrise qu'elle avait de son travail se trouvait vaincue par l'infinie complexité de l'ouvrage. D'insignifiantes différences dans le nouage finissaient par devenir pernicieuses, d'un rang à l'autre; et ce qui, sous l'effet d'un heureux hasard, avait produit une harmonie de couleurs, se faisait soudain discordance criarde. L'homogénéité de l'ensemble lentement se défaisait. Grossier à certains endroits, ligneux et friables à d'autres, le tissage en affichait les atteintes; des bourres calcinées, par où s'échappait l'énergie, perforaient la trame; des coloris, naguère lumineux, devenaient ternes, couleur de suie.

C'est en ces moments-là que ses yeux se voilaient sous la tension du regard. Plus elle faisait d'efforts, plus les objets s'éloignaient ou se rapprochaient de son champ visuel. Telles des gouttelettes de mercure, lourdes et toxiques, ses sensations se concentraient à l'extrémité de ses doigts. Le sommeil l'ayant gagnée, elle abandonnait son ouvrage qui restait là, livré à lui-même. C'est alors que d'irrévérencieuses mandibules commençaient à en mâchonner les fibres.

 



 

 




II en était ainsi depuis toujours, à de rares exceptions près. Une fois de temps en temps, dLe Grand Livre 37 | Patrick Rocardes temps très longs, la bonne fortune souriait à cette maîtresse dans l’art de tisser. L'élégance guidait alors ses doigts; le hasard se faisait heureux; le motif se développait sans le moindre défaut; le résultat était proche de la perfection. Une fois tirés les derniers fils, d’une main vigoureuse, elle ôtait la toile de sur le métier et arborant bien haut, au bout de ses bras, la somptueuse tapisserie, elle s'en servait pour éclairer ses pas jusqu'à son lit.

Le tissu qui recouvrait maintenant son visage endormi avait gardé toute sa luminescence et sa chaleur et, transpercé par son haleine, il se métamorphosait. Les coloris commençaient par s'estomper à l'endroit de sa bouche, de ses narines et de son front; puis disparaissaient autour de ses yeux, de ses tempes, enfin de son menton. Le temps d’une respiration, rythmée par son sommeil, suffisait pour que la toile se décolore, vire au blanc pur, pour finalement se réduire en poussière. Au-dessus de notre maîtresse endormie, le motif restait suspendu en l’air, dans sa perfection; puis, magnifique et complexe, il quittait la chambre pour s'en aller, Dieu sait où. La vieille femme goûtait alors le plus délicieux des repos, avec encore sur sa joue, la trace légère du dessin qu'elle avait conçu. A son réveil, les rêves qui l'habitaient la ramèneraient vers son ouvrage; là, une fois encore, elle cajolerait les fils, dans sa divine quête de la beauté.

 

 




 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

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