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texte
| John Ricciardi
art | Patrick Rocard & Raphaella
musique
| Jason Lai
traduction
| Gérard Petiot
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Tournicot était un lapereau de l'année
qui venait d'arriver ce printemps-là dans la garenne. On lui avait
donné ce surnom parce qu'il oubliait toujours de manger, ce qui l'avait
rendu tout maigre, et que toutes les secondes environ, il faisait pivoter
ses oreilles pour suivre le chant des oiseaux; c'est pour cette raison qu'il
oubliait de manger. Pour un lapereau qui n'avait que la peau sur les os
et les oreilles tout de guingois, le nom n'était pas mal trouvé.
Les autres lapins ne faisaient guère attention à Tournicot
et se contentaient surtout de lui donner un coup de patte chaque fois qu'il
s'approchait trop près, pour le punir d'être tellement différent
des autres. C'était, tout compte fait, une situation supportable
parce que ce qui intéressait le plus Tournicot, c'était de
devenir un oiseau. Les oiseaux n'avaient pourtant rien à faire de
cette créature ridicule, clouée au sol, qui sautillait tous
les jours parmi eux. Pour toute récompense, il recevait des coups
de bec et devait supporter croassements et coups de sifflets. Mais rien
n'aurait pu le détourner de cette fascination qu'il éprouvait
pour leurs trilles suraiguës, leurs roulades harmonieuses et leurs
gazouillis intermittents. |

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Hélas,
pauvre Tournicot! L'été touchait à sa fin et les
grandes migrations de la gent ailée commencèrent. Le désespoir
le prit quand il vit les nuits s'allonger et chaque jour se lever sur
des vols entiers de formes allongées qui filaient vers le sud.
Ils montaient si haut au-dessus de la forêt que leurs cris s'entendaient
à peine. Le lapin décida de les suivre seul. La route était
semée d'embûches, la nourriture se faisait rare, mais le
pire c'était la panique qui s'emparait de lui à l'idée
qu'il pourrait se perdre quand ces voyageurs du ciel cesseraient de le
survoler. Finalement, le jour arriva où plus aucun oiseau ne passait.
Le lapereau abandonné s'éveilla en proie à une immense
détresse et resta toute la journée sans bouger là
où il était. La nuit allait venir sans qu'il ait même
eu le courage de soulever son menton qu'il avait appuyé sur ses
pattes, lorsqu'il lui sembla entendre un bourdonnement sourd et puissant
qui ressemblait tellement au bruit du vent passant sur sa garenne qu'il
ne l'avait pas remarqué jusque là.
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Avec ses longues
oreilles en guise d'antennes, il se dirigea dans le noir vers l'endroit
d'où venait ce grondement à peine perceptible. Au lever du
jour, il entendit des cris brefs et stridents et vit le ciel sillonné
de vols rapides. II s'agissait d'oiseaux agiles effleurant les vagues rugissantes.
Tout cela était si étrange qu'il resta sans bouger juché
sur une dune de sable à regarder la mer; cette immobilité
le sauva de l'ombre immense qui passa une première fois au-dessus
de lui à la vitesse de l'éclair et le fit se précipiter
au plus vite en contrebas sous les rochers. Un cri terrible, comme il n'en
avait jamais entendu, déchira l'air. D'énormes serres lui
labourèrent l'échine. II s'enfonça plus loin dans son
trou et, se retournant, vit un oeil jaune et glacé juste au dessus
du gros bec crochu d'un aigle de mer. Celui-ci ne pouvait l'atteindre au
fond de sa crevasse.

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Mais l'attaque du rapace n'empêcha
pas Tournicot de poursuivre son chemin ce soir-là. Notre minuscule
voyageur se contenta de rester à bonne distance du rivage et de
son tintamarre. Des montagnes se dressèrent bientôt devant
lui où des renards n'eurent de cesse de le traquer jour et nuit.
II se consolait en écoutant les bruits de la nature, les bourrasques
qui s'engouffraient entre les cimes, et le discret gazouillis des derniers
oiseaux oubliés par l'hiver. Dans les trous où il se cachait,
il se nourrissait de racines. II finit par quitter les collines et déboucha
dans une plaine déserte. II n'y avait pas de neige, rien que le
bruissement des cailloux et parfois ce frôlement de papier sec dun
serpent glissant sur la terre, ce qui le faisait décamper à
toute vitesse. Mais la plupart du temps, il n'y avait pas le moindre bruit.
II resta dans le désert, courant en tous sens, tel un scorpion,
car il n'était plus en quête de rien, ayant abandonné
tout espoir de trouver cette musique qui avait été sa raison
de vivre et sans laquelle il mourrait bientôt.
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Lorsque
le printemps finit par tordre le cou à l'hiver, il fut sauvé;
non par la douceur et la nourriture retrouvées, mais par l'apparition
d'un premier vol d'oiseaux faisant route vers le nord. II refit donc le
chemin parcouru à travers les montagnes où fondait la neige
et, au coeur de l'été, retrouva la garenne qu'il avait quittée.
A partir de ce jour, sa présence parut aux autres plus étrange
encore qu'autrefois; mais il n'était plus hors-la-loi. Tournicot
était devenu un mystérieux vivier, une source rafraîchissante
qui parlait de choses et de pays lointains. Ce retour lui avait même
apporté la sérénité, maintenant que la beauté
d'un chant d'oiseau lui était devenue moins douloureuse à
entendre, étant une voix parmi d'autres dans le vaste choeur immanent
au monde.
fin
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