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| john ricciardi art
| patrick rocard musique
| alastair stout traduction | bernard hoepffner |

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Les éléments avaient rendu cette maison abandonnée
presque impossible à distinguer de la forêt
qui l'entourait. Maintenant en ruine, elle avait été
autrefois construite en planches de bois brut, à
présent noircies par le temps; aucune porte ni fenêtre
ne faisait obstacle à l'eau ou au vent. Des mousses
aux couleurs de citron vert ou brunes comme la tourbe, ornaient
de leurs festons toute la façade. Sur l'appui des
fenêtres et le montant des portes couraient des moisissures
avec leurs filaments. Je n'avais aucune raison d'y arrêter
mes pas pour la regarder, encore moins de franchir sa porte
d'entrée. Seul un désir invétéré
de savoir justifiait qu'on s'approchât de cette coquille
vide, oubliée du monde, en train de pourrir dans
la forêt. Ce qui restait du bois de la galerie courant
devant la maison, avait l'air assez solide pour supporter
mon poids. Je mis un pied, pas plus, à l'intérieur
où régnait la pénombre.
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Comment c'est arrivé, est impossible à dire.
Mes pieds n'eurent pas le temps de toucher le sol; en l'espace
d'une seconde, je fus entraîné en haut de l'escalier
qui se trouvait en face de moi, comme soulevé sur
un tapis volant. Hébété, je vacillai,
puis, l'épouvante me plaqua au mur quand je vis que
les marches avaient disparu. A leur place s'ouvrait un couloir,
béant.
Pire encore pour mon coeur
qui battait la chamade, le mur où j'étais
appuyé, céda sous mon épaule, me projetant
dans une pièce où un froid glacial saisit
mes poumons et me mordit les joues. Partout, des chaises
de bois peint y étaient empilées. Légère,
cristalline, la neige traversait la chambre en rafales;
et la lune, sur un paysage de montagnes se détachait
à la fenêtre, reflétant mon regard qui
n'y comprenait rien. Des gravats sur le sol, débris
du mur effondré, noircissaient le givre à
mes pieds. Une bourrasque d'air confiné me frôla,
comme si la pièce eût été scellée
depuis toujours, et s'enfuit loin de ce tombeau aux chaises
finement sculptées qui ressemblaient à des
squelettes.
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Je m'élançai pour revenir vers l'entrée
et, d'une démarche mal assurée, voulus faire
quelques pas sous un passage voûté; mais soudain,
je reculai de frayeur devant une énorme stèle
de pierre qui me barrait le chemin. Je savais que la roche
est opaque et pourtant, on voyait clairement ce qui se trouvait
de l'autre côté de l'épaisse dalle,
comme si deux yeux avaient regardé de très
loin. Chaque centimètre carré de la surface
qui s'étendait de l'autre côté du granit
était recouverte d'une sorte de tapis noir, un peu
terne; qui clignotait. Des légions d'insectes protégés
d'une carapace glissaient sur les murs, rampaient sur le
sol et couraient au plafond. Le cliquetis frénétique
qu'ils émettaient, propageait des ondes concentriques
qui tressautaient et partaient dans toutes les directions,
comme à la surface d'une fosse remplie de galets
englués de goudron, et je sentis mon corps traversé
d'un frisson de dégoût. A l'arrière,
s'ouvrit un volet, par lequel jaillirent des rais de lumière
à l'endroit où une main crochue s'agrippait
au bord de la fenêtre. Je fermai les yeux pour retrouver
mes esprits, sous le passage voûté, et cracher
la poussière qui m'était restée entre
les dents.
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Le calme retomba, une sorte de fascination
recouvrit mon cerveau comme un voile. Une chose, à
laquelle le seul nom qu'on pourrait donner est celui de
voix insonore, se déplaçait lentement tout
près de moi. Telle une créature traversée
de courants, elle filtrait et façonnait la poudre
suspendue dans l'air pour en faire des formes mouvantes.
La première silhouette que je pus distinguer fut
celle d'une femme dont la longue robe glissait sur le sol,
à moins que ce ne fût un voile. Hypnotisés
par ses tourbillons, des animaux se mettaient à exister
-cochons, chats, coqs et gorilles, efflanqués ou
trapus. Plus foin, des hommes en train de se noyer tentaient
désespérément, mais en vain, d'agripper
ses cuisses. Une poussière corrosive brûlait
mes yeux et obstruait ma gorge d'une inflammation sulfureuse.
Je vomis un mucus bouillant qui fumait derrière moi
sur le sol, tandis que j'essayais de revenir sur mes pas.
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Haletant, sur le rebord d'une corniche, je
vacillai un instant avant de me laisser tomber. Les perspectives
n'avaient plus de sens; mes yeux me disaient que la main
que j'avançais se divisait en deux parties pour venir
faire le tour de mes épaules. En bas, très
loin sous la corniche, partait un escalier à l'envers,
comme si j'allais tomber vers le haut. Le couloir suivait
un tracé sinueux, revenant sur lui-même à
la façon d'un sac intestinal.
Dans un angle, la lune éclairait
la chambre glaciale et les chaises émettaient des
radiations vers l'intérieur. Inconscient, m'étant
contorsionné tant bien que mal sur le côté,
je me retrouvai à mi--chemin dans l'embrasure de
la porte, échoué sur le plancher délabré
de la galerie.
Le mieux que je pus faire
pour m'échapper, fut de me traîner sur le dos
tandis que le sol qui s'effritait sous moi semblait provenir
de l'éboulement d'une falaise. Les fenêtres
et la porte pendaient au-dessus du vide. Des formes floues
d'oiseaux de mer passaient en vrombissant dans le ciel.
On ne voyait presque plus la maison à travers les
arbres, lorsque j'osai jeter un coup d'oeil en arrière,
le seul regard que je ne pus me retenir de lancer quand
j'eus fini de fuir. Je n'avais jamais eu aucune raison de
m'approcher de cette maison abandonnée. Seule une
curiosité aveugle m'avait poussé à
y entrer .
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